IV
_De M. de Chateaubriand_
Paris, 10 décembre 1827.
Ainsi, mon ancienne amie, j'avais en France une personne inconnue qui me défendait à
mon insu, qui prenait mon parti même contre un ministre de l'Empire[6], qui soutenait
que ce gros livre[7] que je viens de réimprimer et de condamner moi-même n'était ni
aussi impie, ni aussi mauvais qu'on se plaisait à le dire! Savez-vous, Madame, que cela ne
ressemble pas mal à ces fées bienfaisantes qui protégeaient les faibles et les malheureux?
Je suis pourtant charmé que mon bon génie ait manqué l'occasion de me voir. On prête à
ce qu'on aime en pensée mille agréments que la réalité détruit. Dans ma jeunesse, je
m'étais fait une image de femme que je n'ai rencontrée nulle part. Ce fantôme charmant,
qui me suivait partout, qui était toujours invisible à mes côtés et que j'aimais à l'idolâtrie,
si vous m'apparaissiez, je le reconnaîtrais; mais, moi, serais-je ce que vous avez rêvé?
Non, sans doute. Le vent de l'adversité n'a pas plus épargné ma moustache que celle
d'Henri IV, et mes années sont écrites sur mon front.
[Note 6: Parmi les pièces envoyées par Mme de V... à Chateaubriand se trouvait la copie
d'une de ses lettres de 1812, où elle racontait à son père une discussion qu'elle venait
d'avoir avec Montalivet, alors ministre, au sujet de l'_Essai sur les Révolutions_.]
[Note 7: Chateaubriand venait de rééditer son _Essai sur les Révolutions_, dans le
premier volume de ses _oeuvres complètes_.]
Savez-vous, Madame, que tous les ans je veux aller aux eaux des Pyrénées? Si je faisais
ce voyage, et si je ne passais pas bien loin de votre maison, me recevriez-vous? Voilà
comme je suis fait: au commencement de cette lettre, je vous disais que je ne voulais pas
vous voir, et, à la fin, je vous menace d'une prochaine visite! Vous me demandez une
lettre par an, et en voilà deux en moins d'un mois! Vous me direz, Madame, quand vous
aurez assez de moi.
Je prie ma généreuse protectrice d'agréer mon tendre et respectueux hommage.
CHATEAUBRIAND.
V
_À M. de Chateaubriand_
H., 16 et 19 décembre 1827.
Serez-vous surpris, monsieur le vicomte, que la lecture de votre lettre m'ait laissé
beaucoup de tristesse et de confusion? Si je vous parle de cette impression, ce n'est pas
pour m'en plaindre, mais pour vous dire que, parce qu'il n'y a pour moi aucune autorité si
haute et si chère que la vôtre, j'accepte de bon coeur la petite correction que vous m'avez
envoyée, comme une preuve de votre amitié naissante. Je suis certaine de l'avoir méritée
par l'imprudence de mes lettres, puisque vous en jugez ainsi.
J'ai hâte de vous dire que je n'ai rien _rêvé_. Parmi les qualités que vous possédez, celles
qui m'attachent à vous ne peuvent être mises au rang des illusions. L'affection que j'ai
pour vous, monsieur, c'est de l'estime toute pure. En voilà pour toute ma vie. Je ne
connais rien sur la terre de plus réel et de plus solide que cela. Cette affection n'a rien que
je veuille cacher ni aux autres ni à vous-même. Si vous n'aviez pas été persécuté, si votre
conduite n'avait pas révélé votre âme, si sa noble et touchante empreinte ne faisait pas le
charme le plus irrésistible de vos immortels écrits, je laisserais à d'autres le soin de les
louer, et je ne penserais pas plus à vous que je ne pense à Tacite ou à Virgile.
Mais vous devez avoir souffert de la vanité d'autrui; cette laide passion a beaucoup
d'empire sur nos compatriotes; vous lui offrez une puissante tentation; elle a dû souvent
troubler votre bonheur dans vos sentiments les plus doux. L'habitude de la rencontrer
sous vos pas doit vous rendre quelquefois inattentif à des sentiments plus estimables et
plus dignes de vous. Les miens sont de ceux-là. Dans la solitude où s'écoule ma vie,
personne ne sait, personne ne saura que vous m'écrivez, et qu'il m'y arrive de vous des
paroles décevantes et légères qui me font mal.
Vous parlez de faibles et de malheureux: c'est peut-être parce que le sort m'a rangée
parmi eux que j'ai ressenti vos chagrins. C'est apparemment la même raison qui, dans ce
moment, fait rouler des larmes sur mes joues; elles n'ont pourtant été provoquées que par
une raillerie bien douce. Mais le railleur, c'est vous, et le sujet me tient bien au coeur!
Quelqu'un que vous avez, je crois, aimé[8] a dit: «_Les coeurs souffrants ainsi que les
santés faibles s'affectent de mille nuances que le bonheur et la force n'aperçoivent pas_.»
Ah! vous ne savez pas quel délicieux abri je trouverais dans quelques expressions
affectueuses qui me viendraient de vous!
[Note 8: Cette pensée, avec son élégante et fine niaiserie, pourrait bien être de Joubert.]
Je vous demande en
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