Correspondance, 1812-1876 - Tome 1 | Page 6

George Sand
faire deux mariages dans un jour. Celui d'André[3], avec une jeune fille
que vous ne connaissez pas et qui entrera à notre Service à la Saint-Jean, et celui de
Fanchon, soeur d'André et bonne de Maurice, avec la coqueluche du pays, le beau
cantonnier _Sylvinot_[4], que vous ne vous rappelez sans doute en aucune manière,
malgré _ses succès_. La noce s'est faite dans nos remises, on mangeait dans l'une, on
dansait dans l'autre.
C'était d'un luxe que vous pouvez imaginer: trois, bouts de chandelle pour illumination,
force piquette pour rafraîchissements, orchestre composé d'une vielle et d'une cornemuse,
la plus criarde, par conséquent la plus goûtée du pays. Nous avions invité quelques
personnes de la Châtre et nous avons fait cent mille folies, comme de nous déguiser le
soir en paysans, et si bien, que nous ne nous reconnaissions pas les uns les autres.
Madame Duplessis était charmante en cotillon rouge. Ursule[5], en blouse bleue et en
grand _chapiau_, était un fort drôle de galopin. Casimir, en mendiant, a reçu des sous qui
lui ont été donnés de très bonne foi. Stéphane de Grandsaigne, que vous connaissez, je
crois, était en paysan requinqué, et, faisant semblant d'être gris, a été coudoyer et
apostropher notre sous-préfet, qui est un agréable garçon et qui était au moment de s'en
aller quand il nous a tous reconnus.
Enfin la soirée a été très bouffonne et vous aurait divertie, je gage; peut-être auriez-vous
été tentée de prendre aussi le bavolet, et je parie qu'il n'y aurait pas eu d'yeux noirs qui
vous le disputassent encore.
Comptez-vous retourner bientôt à Paris, chère maman, et êtes-vous toujours contente du
séjour de Charleville? Embrassez bien ma soeur pour moi, ainsi que le cher petit Oscar.
Casimir vous présente ses tendres hommages, et moi je vous prie de penser un peu à nous
quand le printemps reviendra.
Donnez-nous de vos nouvelles, chère maman, et recevez mes embrassements.
[1] Mère de Charles Duvernet, amie de la famille de pères en fils. [2] Saint-Chartier
(Indre), village près de Nohant. [3] Domestique de George Sand. [4] Diminutif de
Sylvain Biaud. [5] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand.

VIII
A MADAME LA BARONNE DUDEVANT EN SA TERRE DE POMPIEY, PAR LE
PORT-SAINTE-MARIE (LOT-ET-GARONNE)
Nohant, 30 avril 1826.

Nous avons reçu votre bonne lettre, chère madame, et appris avec chagrin le triste
événement[1] qui vient encore de vous environner de tristesse et de réveiller celle, déjà si
profonde, que vous éprouviez.
Nous apprécions et nous sentons votre douloureuse et triste situation avec la crainte
amère de ne pouvoir l'adoucir, puisque rien ne saurait remplacer ce que vous avez perdu
et que nulle consolation ne peut arriver, je le sens, jusqu'à votre coeur brisé. C'est en
vous-même, c'est dans cette force morale que vous possédez, ou plutôt c'est dans la
profondeur de votre mal, que vous trouvez le moyen de le supporter. Si j'ai bien compris
votre souffrance, nulle distraction, nul témoignage d'intérêt ne sont assez puissants pour
vous apporter un instant d'oubli. Vous les recevez avec douceur et bonté, mais ils ne
sauraient vous faire un bien véritable.
Ce sont vos tristes pensées qui seules vous font jouir d'un triste plaisir. Plus vous les
sondez, moins elles doivent vous paraître amères. Vos souvenirs n'ont rien que de doux.
Vous aviez entouré toute son existence de tant de soins et de douceurs! Son bonheur, ce
bonheur inexprimable d'une union si parfaite, c'était l'oeuvre de toute votre vie. Ah! je
crois que, quand il reste des regrets sans aucun remords, la douleur a ses charmes pour
une âme comme la vôtre.
Notre voyage a été fécond en événements dont aucun cependant n'a été grave. Nous
avons voulu passer par les montagnes de la Marche, pour jouir de tableaux pittoresques et
intéressants. Nous avons payé le plaisir de mille dangers. Des chevaux mourants, ou rétifs,
menaçaient de nous culbuter ou de se laisser entraîner dans des descentes très rapides, sur
des routes sinueuses et bordées de ravins profonds. Notre étoile nous a protégés
cependant, et nous en avons été quittes pour la peur. Nous sommes arrivés tous bien
portants.
Maurice a eu, depuis, un gros rhume avec une forte inflammation aux yeux; l'eau de
gomme pour la toux et l'eau de mauve pour les yeux l'ont beaucoup soulagé. Il se porte
tout à fait bien à présent.
Je vous remercie, chère et bonne madame, de l'intérêt que vous voulez bien prendre à ma
santé. Elle est assez bonne, quoique j'aie toujours des douleurs et un mal opiniâtre à la
tête, qui est mon inséparable. Je ne fais pourtant point d'imprudences, je suis ici d'une
sagesse forcée, n'ayant point de sujets de courses comme à Guillery; mais, ayant plus
d'occupations essentielles, je réussis à oublier mes misères et à vaquer à mes affaires
comme quelqu'un qui
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