Contes merveilleux, Tome II | Page 3

Hans Christian Andersen
pieds du savant; celle-ci ne parut pas
ressentir l'humiliation et ne bougea pas, voulant écouter attentivement comment la
première s'y était prise pour se dégager de son esclavage.
--Vous ignorez encore, commença l'Ombre parvenue, qui demeurait dans la fameuse
maison d'en face, qui vous intriguait là-bas dans les pays chauds. C'était ce qu'il y a de
plus sublime au monde: la Poésie en personne. Je ne restai que trois semaines auprès
d'elle, et j'appris dans ces quelques jours sur les secrets de l'univers et le cours du monde
plus que si j'avais vécu autre part trois mille ans. Et aujourd'hui je puis dire sans craindre
d'être mis à l'épreuve: je sais tout, j'ai tout vu.

--La Poésie! s'écria le savant. Comment n'y ai-je pas pensé? Mais oui, dans les grandes
villes, elle vit dans l'isolement, toute solitaire; bien peu s'intéressent à elle. Je ne l'ai
aperçue qu'un instant, et encore n'étais-je qu'à moitié éveillé. Elle se tenait sur le balcon;
autour d'elle une auréole brillait comme une de nos aurores boréales; elle était au milieu
d'un parterre de fleurs qu'on aurait prises pour des flammes. Mais continue, continue:
donc tu entras par la fenêtre du balcon, et alors....
--Je me trouvai dans une antichambre où régnait comme une sorte de crépuscule; la porte
qui était ouverte donnait sur une longue enfilade de superbes appartements qui
communiquaient tous ensemble; la lumière y était éblouissante, et m'aurait infailliblement
tuée si je m'y étais aventurée. Mais provenant de vous, j'avais suffisamment de votre
sagesse pour rester à l'abri et tout observer de mon petit coin. Dans le fond je vis la
Poésie, assise sur son trône.
--Et ensuite? interrompit le savant. Ne me fais pas languir.
--Je vous l'ai déjà dit, reprit l'Ombre, j'ai vu défiler devant moi tout ce qui existe: le passé
et une partie de l'avenir. Mais, par parenthèse, je vous demanderai s'il n'est pas
convenable que vous cessiez de me tutoyer. J'en fais l'observation, non par orgueil, mais
en raison de ma science maintenant si supérieure à la vôtre, et surtout à cause de ma
situation de fortune, chose qui ici-bas règle partout les relations de société.
--Vous avez parfaitement raison, dit le savant. Excusez-moi de ne pas y avoir songé de
moi-même. Mais continuez, je vous prie.
--Je ne puis, reprit l'Ombre, que vous répéter: j'ai tout vu et je sais tout.
--Mais enfin, dit le savant, ces magnifiques appartements, comment étaient-ils? Était-ce
comme un temple sacré? ou bien s'y serait-on cru sous le ciel étoilé? ou bien encore dans
une forêt mystérieuse? Ce sont là les lieux où nous aimons à supposer que demeure la
Poésie.
--Maintenant que j'ai tout vu et que je connais tout, dit l'Ombre, il m'est pénible d'entrer
dans les menus détails.
--Apprenez-moi au moins, dit le savant, si dans ces splendides salles vous avez aperçu les
dieux des temps antiques, les héros des âges passés? Les sylphides, les gentilles elfes n'y
dansaient-elles pas des rondes?
--Vous ne voulez donc pas comprendre que je ne puis vous en dire plus. Si vous aviez été
à ma place, dans ce séjour enchanté, vous seriez passé à l'état d'être supérieur à l'homme;
moi qui n'étais qu'une ombre, j'ai avancé jusqu'à la condition d'homme. Or le propre de
l'humanité c'est de faire l'important, c'est de se prévaloir à l'excès de ses avantages. Donc
il est tout naturel qu'ayant tout vu, je ne vous communique rien de ma science.
J'ai d'autant plus de raison de montrer quelque hauteur, qu'étant dans l'antichambre du
palais, j'ai saisi la ressemblance de mon être intime avec la Poésie: tous deux nous
sommes des reflets.

«Lorsque, devenue homme, j'abandonnai la demeure de la Poésie, vous aviez quitté la
ville. Je me trouvai un matin, dans les rues, richement habillée comme un prince. D'abord,
l'étrangeté de ma nouvelle situation me fit un singulier effet; et je me blottis tout le jour
dans le coin d'une ruelle écartée.
«Le soir je parcourus les rues au clair de lune: je grimpai tout en haut des murailles,
jusqu'au faite des toits et je regardai dans les maisons, à travers les fenêtres des beaux
salons et des humbles mansardes. Personne ne se défilait de moi, et je découvris toutes
les vilaines choses que disent et que font les hommes quand ils se croient à l'abri de tout
regard observateur. »Si j'avais mis dans une gazette toutes les noirceurs, les indignités,
les intrigues, que je découvrais, on n'aurait plus lu que ce journal dans tout l'univers. Mais
quels ennemis cela m'aurait procurés! Je préférai profiter de ma clairvoyance, et je fis par
lettre particulière connaître aux gens que je savais leurs méfaits. Partout où je passais, on
vivait dans des transes terribles; on me détestait comme la mort, mais en face on me
choyait, on me faisait fête, on m'accablait
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