Contes de Caliban | Page 2

Émile Bergerat

Béjarec, époux fidèle, demanda un jour pour réfléchir et consulta la brave Marie-Anne.
Elle portait déjà son douzième. Cette considération mise au point par l'appât de la vache
laitière, décida de l'événement. Béjarec eut licence et gagna le pari. Cette fois, on en parla
dans toute la contrée.
On ne parla même tellement que, huit jours après, une servante vint prier le faiseur
d'enfants de vouloir bien se rendre au plus tôt chez une dame du bourg qui désirait lui
parler. Il y alla, étant serviable comme pas un. Or, cette dame était en grand deuil d'un
mari qu'elle venait d'enterrer. Elle conta à Béjarec que toute la fortune du défunt lui
échappait parce que, mariée sous un régime qu'elle lui expliqua vainement, elle n'avait
pas d'enfant de son époux.
--La loi, lui dit-elle, m'accorde dix mois encore pour en présenter un à notre notaire,
moyennant quoi je puis avoir comme tutrice tous les biens que je perds comme femme.
Et elle ajouta tristement:
--Comptez sur ma reconnaissance!
Lorsque Yan eut enfin compris de quoi il s'agissait, il jugea inutile d'aller prendre avis de
Marie-Anne. Il connaissait son coeur, et le temps pressait. Séance tenante, il investit la
veuve de l'héritage. Le petit présent qu'il reçut d'elle à cette occasion servit à acheter des
souliers à sa marmaille régulière.
Ce nouveau succès établit définitivement le renom prolifique d'Yan Béjarec, car, outre
qu'il flattait la haine que les terriens ont pour les chicanes de la loi, on se contait à l'oreille
avec quel désintéressement rapide il avait sauvé la fortune de la veuve. Pendant quelque
temps, de ci, de là, dans nos villages, on vit, à la tombée du jour, apparaître et disparaître
le beau Celte aux longs cheveux ondulés, et les baptêmes foisonnaient dans les églises,
comme autant, aux mairies, les déclarations de naissances. Malthus n'en menait pas large,
dans les troupeaux bénis du Bon Pasteur.
Avant d'être emportée avant l'âge par son quatorzième, Marie-Anne, la généreuse
commère que la Convention eût certainement honorée, présida encore à quelques belles
cures opérées par le docteur «à-tout-coup» qu'elle aimait. Il guérit presque sous ses yeux
de belles jeunes filles, victimes de la consanguinité de leurs parents et atteintes à leur
puberté de ce mal d'hystéro-épilepsie qui les rendait inépousables. Un riche fermier de la
côte, qui n'avait que des enfants du sexe féminin et déplorait l'extinction de son nom, très
honorable, par défaut de lignée mâle, eut recours à ses bons offices et traita avec Yan à

forfait. Béjarec lui donna satisfaction avec son infaillibilité ordinaire et réellement
providentielle.
Ce fut alors que Marie-Anne mourut, étrangement tuée par ce quatorzième enfant qui
refusait de venir au monde, ne le trouvant pas assez vaste pour lui, et le faiseur demeura
seul avec les treize autres, sans fortune ni métier pour les élever. Anne-Marie lui en prit
deux, les deux petits, par reconnaissance; mais ce fut tout, et les onze autres alignaient
des dentitions terribles. Le naïf et bon Béjarec, qui ne savait de ses dix doigts rien faire et
dont l'instruction était aussi sommaire que son entendement même, vu que, sous ses
cheveux splendides, le cervelet avait mangé la cervelle, eut une idée très belle et
primitive. Comme de certaines gens, particulièrement constitués, découvrent des sources
vives dans les terrains incultes avec la baguette de coudrier, il résolut de féconder, pour
vivre, les jachères de la maternité française et, le projet conçu, il se mit tout de suite à
l'oeuvre avec courage.
Il ne tarda pas, Dieu aidant, à se former une gentille clientèle, d'abord dans le
département, puis aux alentours. On le voyait arriver sur les places des bourgades,
toujours net, propre comme un sou, la barbe et les cheveux démêlés et peignés à miracle.
Il tirait un accordéon, y jouait de son mieux La Marseillaise, le seul air qu'il sût, et
distribuait de petits papiers aux dames de la société. Il était bien rare, oh! mais bien rare,
qu'il s'en allât sans gloire et sans argent! Sans doute, sa bonne commère de femme veillait
sur lui du paradis!
A présent, il est vieux, le beau Celte, et il n'exerce plus, mais il a élevé ses onze enfants
en honnête homme. Tous sont casés, les garçons et les filles, à droite, à gauche, il ne sait
où, les chers ingrats! Et il me raconte, en posant, que, sur les routes où il se traîne en
attendant l'heure de rejoindre sa bien-aimée femme, les gamins du pays lui jettent
quelquefois des pierres.
--Pauvres petits, ils ne savent pas! dit-il.

COCO ET BIBI
Tous ceux de mon âge gardèrent vivaces les souvenirs de cette semaine
printanière--prairial LXXIX--que l'on a appelée, non sans raison, hélas! la Semaine
sanglante. Rassurez-vous, je n'en raviverai pas ici la mémoire. Mais comme elle est le
cadre à la fois
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