Confession de Minuit | Page 3

Georges Duhamel
Donnez!
Et je reste debout, face au grand bureau Empire, ne sachant trop s'il vaut mieux garder les talons réunis, le corps bien droit, ou me hancher dans la position du soldat au repos.
Je dois vous avouer que j'ai vécu fort retiré, à la maison Socque et Sureau. Je détestais les circonstances qui me faisaient sortir de mes fonctions et de mes habitudes. Mon métier était de corriger des textes et non de me tenir debout devant un prince de l'industrie. Je maudissais M. Jacob et préparais, à son intention, quelques-unes de ces phrases bien mijotées, qu'en définitive je ne dis jamais. J'étais d'ailleurs inquiet de mon corps dont je ne savais que faire. Je sentais tous mes muscles qui se guindaient, chacun dans une posture à faire tort aux autres, et j'avais la curieuse impression de composer une énorme grimace, non seulement avec ma figure, mais avec mon torse, mon ventre, mes membres, enfin avec toute la bête.
Heureusement M. Sureau ne me regardait pas. Il tripotait le cahier que je lui avais remis. Il éprouvait une rage lourde, assez bien contenue.
Tout à coup, sans lever le nez, il écrase un index sur la page et dit:
--Mal écrit.... Illisible.... Qu'est-ce que c'est que ce mot-là?
Je fais quatre pas d'automate. Je me penche et je lis, sans hésiter, à haute voix: ?surérogatoire?. Cette manoeuvre m'avait placé tout près de M. Sureau, à portée du bras gauche de son fauteuil.
C'est alors que je remarquai son oreille gauche. Je m'en souviens très exactement et juge encore qu'elle n'avait rien d'extraordinaire. C'était l'oreille d'un homme un peu sanguin; une oreille large, avec des poils et des taches lie-de-vin. Je ne sais pourquoi je me mis à regarder ce coin de peau avec une attention extrême, qui devint bient?t presque douloureuse. Cela se trouvait tout près de moi, mais rien ne m'avait jamais semblé plus lointain et plus étranger. Je pensais: ?C'est de la chair humaine. Il y a des gens pour qui toucher cette chair-là est chose toute naturelle; il y a des gens pour qui c'est chose familière?.
Je vis tout à coup, comme en rêve, un petit gar?on,--M. Sureau est père de famille--un petit gar?on qui passait un bras autour du cou de M. Sureau. Puis j'aper?us Mlle Dupère. C'était une ancienne dactylographe avec qui M. Sureau avait eu une liaison assez tapageuse. Je l'aper?us penchée derrière M. Sureau et l'embrassant là, précisément, derrière l'oreille. Je pensais toujours: ?Eh bien! c'est de la chair humaine; il y a des gens qui l'embrassent. C'est naturel?. Cette idée me paraissait, je ne sais pourquoi, invraisemblable et, par moments, odieuse. Différentes images se succédaient dans mon esprit, quand, soudain, je m'aper?us que j'avais remué un peu le bras droit, l'index en avant et, tout de suite, je compris que j'avais envie de poser mon doigt là, sur l'oreille de M. Sureau.
A ce moment, le gros homme grogna dans le cahier et sa tête changea de place. J'en fus, à la fois, furieux et soulagé. Mais il se remit à lire et je sentis mon bras qui recommen?ait à bouger doucement.
J'avais d'abord été scandalisé par ce besoin de ma main de toucher l'oreille de M. Sureau. Graduellement, je sentis que mon esprit acquies?ait. Pour mille raisons que j'entrevoyais confusément, il me devenait nécessaire de toucher l'oreille de M. Sureau, de me prouver à moi-même que cette oreille n'était pas une chose interdite, inexistante, imaginaire, que ce n'était que de la chair humaine, comme ma propre oreille. Et, tout à coup, j'allongeai délibérément le bras et posai, avec soin, l'index où je voulais, un peu au-dessus du lobule, sur un coin de peau brique.
Monsieur, on a torturé Damiens parce qu'il avait donné un coup de canif au roi Louis XV. Torturer un homme, c'est une grande infamie que rien ne saurait excuser; néanmoins, Damiens a fait un petit peu de mal au roi. Pour moi, je vous affirme que je n'ai fait aucun mal à M. Sureau et que je n'avais pas l'intention de lui faire le moindre mal. Vous me direz qu'on ne m'a pas torturé, et, dans une certaine mesure, c'est exact.
A peine avais-je effleuré, du bout de l'index, délicatement, l'oreille de M. Sureau qu'ils firent, lui et son fauteuil, un bond en arrière. Je devais être un peu blême; quant à lui, il devint bleuatre, comme les apoplectiques quand ils palissent. Puis il se précipita sur un tiroir, l'ouvrit et sortit un revolver.
Je ne bougeais pas. Je ne disais rien. J'avais l'impression d'avoir fait une chose monstrueuse. J'étais épuisé, vidé, vague.
M. Sureau posa le revolver sur la table, d'une main qui tremblait si fort que le revolver fit, en touchant le meuble, un bruit de dents qui claquent. Et M. Sureau hurla, hurla.
Je ne sais plus au juste ce qui s'est passé. J'ai été saisi par
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