une dame d'une cinquantaine d'années, vêtue et gantée 
de noir, à l'air discret et recueilli, s'était collée à la glace de son wagon 
dès la station d'Orti. 
De temps en temps elle cessait de regarder le paysage motivant qui se
déroulait devant elle dans les brumes confuses de l'aube, pour tourner 
les yeux vers un jeune homme qui, à demi étendu sur la banquette 
vis-à-vis d'elle, dormait à poings fermés. 
Plusieurs fois elle s'était penchée sur lui, mais il ne s'était point réveillé. 
Il était évident qu'elle trouvait ce sommeil intempestif. 
Enfin, n'y tenant plus, elle posa doucement sa main sur le poing fermé 
du dormeur. 
--Aurélien, Aurélien. 
Il se souleva. 
--Ah! comme je dormais bien, dit-il d'un ton de regret, et je rêvais 
encore; un rêve charmant! 
--Alors vous êtes fâché? 
--Je suis fâché que vous m'ayez enlevé Bérengère, chère maman, voilà 
tout. 
La mère mit vivement un doigt sur ses lèvres, en montrant d'un coup 
d'oeil rapide les compagnons de voyage qui occupaient le coin opposé 
au leur. 
--Il n'y a pas de danger, dit-il en souriant à demi. 
Et de fait, il ne paraissait point que ces compagnons de voyage pussent 
être attentifs à ce qui se passait autour d'eux. 
C'étaient deux ecclésiastiques italiens qui étaient montés à Spolète. 
Comme il faisait nuit à ce moment, ils s'étaient installés, chacun dans 
son coin, et ils étaient restés en face l'un de l'autre, n'échangeant que 
quelques paroles de temps à autre. Mais quand le jour s'était levé, ils 
avaient tiré leurs bréviaires de leurs poches et ils s'étaient mis à lire 
dedans à voix basse, articulant seulement les mots des lèvres et faisant 
le signe de la croix aux endroits obligés, discrètement et à la dérobée. 
Mais peu à peu ils s'étaient laissés aller à la force de l'habitude, et, se 
tassant dans leur compartiment, comme dans une stalle, allongeant 
leurs jambes devant eux, renversant la tête en arrière, ils avaient élevé 
la voix, alternant l'un l'autre, et se répondant comme s'ils étaient dans 
leur chapelle et célébraient publiquement l'office. Les signes de croix 
se faisaient à pleins bras, et les _Dominus_, les _Deus_, les Amen 
ronflaient à pleine voix avec cette prononciation italienne qui donne 
tant de sonorité aux mots. 
Il n'y avait pas apparence que ces deux prêtres primitifs s'amusassent à 
écouter la conversation de leurs voisins.
--C'est égal, dit la mère en tournant les yeux de leur côté, mais sans 
tourner sa face. 
Et tout de suite elle aborda un autre sujet de peur que son fils parlât «de 
Bérengère.» 
--Ne voulez-vous pas connaître les pays que nous traversons? dit-elle. 
--Ma foi, chère maman, répondit-il gaiement, je ne suis pas 
malheureusement comme vous, qui ne connaissez ni la faim ni la soif, 
ni le sommeil, ni la fatigue. 
--Il y a temps pour tout; quand il n'y a rien à voir, je dors; quand il fait 
jour, j'ouvre les yeux et je regarde; nous devons tout utiliser, même nos 
plaisirs. 
--Alors utilisons-les, chère maman, dit-il en riant. Et, abaissant la glace, 
il se mit à regarder le pays qu'ils traversaient. 
--Cette rivière aux eaux jaunes, c'est le Tibre, dit-il. 
--Le Tibre? 
--Oui, la rivière qui traverse Rome. 
--Je vous en prie, dit-elle en baissant la voix, quand vous me parlez de 
quelque chose ou de quelqu'un, d'une rivière, d'un monument, d'un 
personnage, faites-le de façon à ce que je vous comprenne sans que 
j'aie besoin de vous interroger. Vous savez que par malheur je n'ai pas 
eu d'instruction. Et cependant je vis dans un monde où je dois paraître 
ne rien ignorer de ce que l'on sait généralement. A quelles difficultés je 
me heurte, vous ne le croiriez jamais. Cela va être encore plus sensible 
dans cette ville, où tout, le passé comme le présent, m'est inconnu. 
Cependant il est important, il est d'une importance capitale pour vous 
que je ne dise pas de sottises et que je n'en fasse pas. Guidez-moi, vous 
qui savez. Ainsi tout à l'heure, pourquoi ne m'avez-vous pas dit: «Cette 
rivière que nous longeons est celle qui traverse Rome, c'est le Tibre.» 
Je n'aurais pas eu besoin de vous interroger, et je vous assure que 
j'aurais retenu ce que vous m'auriez dit. Tâchez à l'avenir de procéder 
de cette manière, surtout quand nous sommes en public. Sans doute 
c'est le monde renversé: ordinairement ce sont les parents qui 
instruisent les enfants, et ce que je vous demande, c'est que le fils 
instruise la mère. Le voulez-vous? 
--Mais assurément, chère maman. 
Cependant le train avait continué de rouler, et, après avoir traversé la 
campagne romaine, il était arrivé en vue d'un rempart de briques
noircies par le temps; puis, après avoir passé à travers ce rempart, il 
avait ralenti sa vitesse et bientôt il s'était arrêté. 
On était à Rome. 
Après s'être tant bien    
    
		
	
	
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