Clotilde Martory | Page 9

Hector Malot
et puis n'étant plus en toilette de bal elle serait
peut-être très-ordinaire. Ah! que le coeur est habile à se tromper
lui-même et à se faire d'hypocrites concessions! Ce n'était pas pour
trouver Clotilde moins séduisante, ce n'était pas pour l'aimer moins et
découvrir en elle quelque chose qui refroidît mon amour, que je
cherchais à la revoir.
Il faisait une de ces journées de chaleur étouffante qui sont assez
ordinaires sur le littoral de la Provence; on rôtissait au soleil, et, si les
arbres et les vignes n'avaient point été couverts d'une couche de
poussière blanche, ils auraient montré un feuillage roussi comme après
un incendie. Mais cette poussière les avait enfarinés, du même qu'elle
avait blanchi les toits des maisons, les chaperons des murs, les appuis,
les corniches des fenêtres, et partout, dans les champs brûlés, dans les
villages desséchés, le long des collines avides et pierreuses, on ne
voyait qu'une teinte blanche qui, réfléchissant les rayons flamboyants
du soleil, éblouissait les yeux.
Un Parisien, si amoureux qu'il eût été, eût sans doute renoncé à cette
promenade; mais il n'y avait pas là de quoi arrêter un Africain comme
moi. Je mis mon cheval au trot, et je soulevai des tourbillons de
poussière, qui allèrent épaissir un peu plus la couche que quatre mois
de sécheresse avait amassée, jour par jour, minute par minute,
continuellement.

Les passants étaient rares sur la route; cependant, ayant aperçu un
gamin étalé tout de son long sur le ventre à l'ombre d'un mur, j'allai à
lui pour lui demander où se trouvait la bastide de M. Lieutaud.
--C'est celle devant laquelle un fiacre est arrêté, dit-il sans se lever.
Devant une bastide aux volets verts, un cocher était en train de charger
sur l'impériale de la voiture une caisse de voyage.
Qui donc partait?
Au moment où je me posais cette question, Clotilde parut sur le seuil
du jardin. Elle était en toilette de ville et son chapeau était caché par un
voile gris.
C'était elle qui retournait à Cassis; cela était certain.
Sans chercher à en savoir davantage, je tournai bride et revins grand
train à Marseille. En arrivant aux allées de Meilhan, je demandai à un
commissionnaire de m'indiquer le bureau des voitures de Cassis.
En moins de cinq minutes, je trouvai ce bureau: un facteur était assis
sur un petit banc, je lui donnai mon cheval à tenir et j'entrai.
Ma voix tremblait quand je demandai si je pouvais avoir une place pour
Cassis.
--Coupé ou banquette?
Je restai un moment hésitant.
--Si M. le capitaine veut fumer, il ferait peut-être bien de prendre une
place de banquette; il y aura une demoiselle dans le coupé.
Je n'hésitai plus.
--Je ne fume pas en voiture; inscrivez-moi pour le coupé.
--A quatre heures précises; nous n'attendrons pas.

Il était trois heures; j'avais une heure devant moi.

V
Depuis que j'avais aperçu Clotilde se préparant à monter en voiture
jusqu'au moment où j'avais arrêté ma place pour Cassis, j'avais agi sous
la pression d'une force impulsive qui ne me laissait pas, pour ainsi dire,
la libre disposition de ma volonté. Je trouvais une occasion inespérée
de la voir, je saisissais cette occasion sans penser à rien autre chose;
cela était instinctif et machinal, exactement comme le saut du
carnassier qui s'élance sur sa proie. J'allais la voir!
Mais en sortant du bureau de la voiture et en revenant chez moi, je
compris combien mon idée était folle.
Que résulterait-il de ce voyage en tête-à-tête dans le coupé de cette
diligence?
Ce n'était point en quelques heures que je la persuaderais de la sincérité
de mon amour pour elle. Et d'ailleurs oserais-je lui parler de mon
amour, né la veille, dans un tour de valse, et déjà assez puissant pour
me faire risquer une pareille entreprise? Me laisserait-elle parler? Si
elle m'écoutait, ne me rirait-elle pas au nez? Ou bien plutôt ne me
fermerait-elle pas la bouche au premier mot, indignée de mon audace,
blessée dans son honneur et dans sa pureté de jeune fille? Car enfin
c'était une jeune fille, et non une femme auprès de laquelle on pouvait
compter sur les hasards et les surprises d'un tête-à-tête.
Plus je tournai et retournai mon projet dans mon esprit, plus il me parut
réunir toutes les conditions de l'insanité et du ridicule.
Je n'irais pas à Cassis, c'était bien décidé, et m'asseyant devant ma table,
je pris un livre que je mis à lire. Mais les lignes dansaient devant mes
yeux; je ne voyais que du blanc sur du noir.
Après tout, pourquoi ne pas tenter l'aventure? Qui pouvait savoir si
nous serions en tête-à-tête? Et puis, quand même nous serions seuls

dans ce coupé, je n'étais pas obligé de lui parler de mon amour; elle
n'attendait pas mon aveu. Pourquoi ne pas profiter
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