Clotilde Martory | Page 8

Hector Malot
savoir qui elle était; voilà tout. Je n'ai pas été plus loin que ce
simple désir, qui est bien innocent et en tous cas bien naturel. Mon
enthousiasme est celui d'un artiste qui voit une oeuvre splendide et qui
s'inquiète de son origine.
--Parfaitement. Mais enfin il n'en est pas moins vrai que la rencontre de
mademoiselle Martory peut être pour vous la source de grands
tourments.
--Et comment cela, je vous prie?
--Mais parce que si vous l'aimez, vous vous trouvez dans une situation
sans issue.
--Je n'aime pas mademoiselle Martory!
--Aujourd'hui; mais demain? Si vous l'aimez demain, que ferez-vous?
D'un côté, vous avez horreur du mariage; d'un autre, vous n'admettez
pas la réalisation de la chose à laquelle vous n'avez pas voulu que je
donne de nom tout à l'heure. C'est là une situation qui me paraît
délicate. Vous aimez, vous n'épousez pas, et vous ne vous faites pas
aimer. Alors, que devenez-vous? un amant platonique. A la longue, cet
état doit être fatigant. Voilà pourquoi je vous répète: ne pensez pas à
mademoiselle Martory.
--Je vous remercie du conseil, mais je vous engage à être sans
inquiétude sur mon avenir. Il est vrai que j'ai peu de dispositions pour
le mariage; cependant, si j'aimais mademoiselle Clotilde, il ne serait pas
impossible que ces dispositions prissent naissance en moi.
--Faites-les naître tout de suite, alors, et écoutez mes propositions qui
sont sérieuses, je vous en donne ma parole, et inspirées par une vive
estime, une sincère amitié pour vous.
--Encore une fois merci, mais je ne puis accepter. Qu'on se marie parce
qu'un amour tout-puissant a surgi dans votre coeur, cela je le

comprends, c'est une fatalité qu'on subit; on épouse parce que l'on aime
et que c'est le seul moyen d'obtenir celle qui tient votre vie entre ses
mains. Mais qu'on se décide et qu'on s'engage à se marier, en se disant
que l'amour viendra plus tard, cela je ne le comprends pas. On aime, on
appartient à celle que l'on aime; on n'aime pas, on s'appartient. C'est là
mon cas et je ne veux pas aliéner ma liberté; si je le fais un jour, c'est
qu'il me sera impossible de m'échapper. En un mot, montrez-moi celle
que vous avez la bonté de me destiner, que j'en devienne amoureux à en
perdre la raison et je me marie; jusque-là ne me parlez jamais mariage,
c'est exactement comme si vous me disiez: «Frère, il faut mourir.» Je le
sais bien qu'il faut mourir, mais je n'aime pas à me l'entendre dire et
encore moins à le croire.
L'entretien en resta là, et Marius Bédarrides s'en alla en secouent la tête.
--Je ne sais pas si vous devez mourir, dit-il en me serrant la main, mais
je crois que vous commencez à être malade; si vous le permettez, je
viendrai prendre de vos nouvelles.
--Ne vous dérangez pas trop souvent, cher ami, la maladie n'est pas
dangereuse.
Nous nous séparâmes en riant, mais pour moi, je riais des lèvres
seulement, car, dans ce que je venais d'entendre, il y avait un fond de
vérité que je ne pouvais pas me cacher à moi-même, et qui n'était rien
moins que rassurant. Oui, ce serait folie d'aimer Clotilde et, comme le
disait Marius Bédarrides, ce serait s'engager dans une impasse. Où
pouvait me conduire cet amour?
Pendant toute la nuit, j'examinai cette question, et, chaque fois que
j'arrivai à une conclusion, ce fut toujours à la même: je ne devais plus
penser à cette jeune fille, je n'y penserais plus. Après tout, cela ne
devait être ni difficile ni pénible, puisque je la connaissais à peine; il
n'y avait pas entre nous de liens solidement noués et je n'avais
assurément qu'à vouloir ne plus penser à elle pour l'oublier. Ce serait
une étoile filante qui aurait passé devant mes yeux,--le souvenir d'un
éblouissement.

Mais les résolutions du matin ne sont pas toujours déterminées par les
raisonnements de la nuit. Aussitôt habillé, je me décidai à aller à la
mairie, où je demandai M. Lieutaud. On me répondit qu'il n'arrivait pas
de si bonne heure et qu'il était encore chez lui. C'était ce que j'avais
prévu. Je me montrai pressé de le voir et je me fis donner son adresse;
il demeurait à une lieue de la ville, sur la route de la Rose,--la bastide
était facile à trouver, au coin d'un chemin conduisant à Saint-Joseph.
Vers deux heures, je montai à cheval et m'allai promener sur la route de
la Rose. Qui sait? Je pourrais peut-être apercevoir Clotilde dans le
jardin de son cousin. Je ne lui parlerais pas; je la verrais seulement; à la
lumière du jour elle n'était peut-être pas d'une beauté aussi
resplendissante qu'à la clarté des bougies; le teint mat ne gagne pas à
être éclairé par le soleil;
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