longtemps avec la masse, 
le besoin d'être seul ou avec le petit nombre... ce sera toujours sa vraie, 
sa seule vertu. 
Il sort de Paris le 15 juillet 1792 avec son frère le comte de 
Chateaubriand. Ils avaient deux passeports pour Lille. Ils passent par 
Tournay, par Bruxelles, «quartier général de la haute émigration», où 
«les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la 
mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides de camp, 
attendaient dans les plaisirs les moments de la victoire»; il laisse son
frère à Bruxelles, traverse Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblentz, 
Trêves, où il rejoint l'armée des princes. L'ordre est de marcher sur 
Thionville (où commande Wimpfen). L'armée royaliste y arrive le 1er 
septembre. 
«Auprès de notre camp indigent et obscur en existait un autre brillant et 
riche. À l'état-major on ne voyait que fourgons remplis de comestibles; 
on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp.» Le «camp 
indigent et obscur» se composait de gentilshommes pauvres classés par 
provinces et servant en qualité de simples soldats, qui détestent l'autre 
camp, celui des élégants et des gentilshommes de cour. Ainsi, la partie 
rurale et pauvre de l'armée des émigrés avait pour l'autre partie 
quelques-uns des sentiments des révolutionnaires eux-mêmes. En 
somme, cette armée ne semble pas avoir eu la foi. 
Chateaubriand raconte tout cela fort gaiement. «Nous surgîmes 
invaincus à Thionville, car chemin faisant nous ne rencontrâmes 
personne.» Monsieur et le comte d'Artois se montrent, font la 
reconnaissance de la place, somment en vain Wimpfen, et disparaissent. 
Tout cela ne paraît pas très sérieux. On commence le siège, on fait 
quelques travaux et quelques démonstrations, on reçoit quelques 
bombes. On fait la cuisine, on lave son linge, on couche sous la tente. 
La vie est un peu dure, mais fort convenable à des hobereaux chasseurs. 
Derrière le camp s'est formée une espèce de marché ou de foire. Les 
paysans amènent des quartauts de vin; on fait frire des saucisses et 
sauter des crêpes. Des paysannes vendent du lait. On boit et on mange 
ferme en racontant des histoires. «Cette vie de soldat, dit Chateaubriand, 
est très amusante; je me croyais encore parmi les Indiens.» 
Je ne pense pas que personne ait jamais plus clairement senti l'ironie et 
la folie des choses, l'envers des grands sentiments et des grands 
desseins, la misère des coulisses de l'histoire; ait tour à tour mieux 
connu la joyeuse absurdité de tout, plus joui d'être vidé de toute 
croyance et raillé plus sinistrement que le chevalier de Chateaubriand 
devant Thionville. «Je me souviens d'avoir dit à mon camarade Ferron 
que le roi périrait sur l'échafaud et que, vraisemblablement, notre 
expédition devant Thionville serait un des principaux chefs
d'accusation contre Louis XVI.» Il avait donc, s'il faut l'en croire, le 
sentiment de tuer allègrement son roi en mangeant des saucisses à la 
foire, auprès du camp. 
Mais, un jour que, recru de fatigue, il dormait presque sous les roues 
des affûts où il était de garde, un obus lui envoya un éclat à la cuisse 
droite. «Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur, je ne 
m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma cuisse de mon 
mouchoir... Pendant ce temps-là, le sang coulait à torrents dans les 
prisons de Paris: ma femme et mes soeurs étaient plus en danger que 
moi.» Et voilà des émotions. 
Quelques heures après, on lève le siège et l'on part pour Verdun. Sa 
blessure ne lui permettant de marcher qu'avec douleur, Chateaubriand 
se traîne comme il peut à la suite de sa compagnie, qui bientôt se 
débande. Le plan du chevalier est de parvenir à Ostende et de 
s'embarquer pour Jersey, où il trouvera son oncle Bédée. Tout cela avec 
dix-huit livres tournois dans sa poche. Miné de fièvre, puis atteint d'une 
«petite vérole confluente», boitillant sur sa béquille, ses cheveux 
pendant sur son visage que masquent sa barbe et ses moustaches, la 
cuisse entourée d'un torchis de foin, une couverture de laine par-dessus 
son uniforme en loques; guettant sur les routes les charrettes des 
paysans; couchant où il peut; de fossé en fossé, de grange en grange et 
de charrette en charrette, il arrive à Namur, puis à Bruxelles où il 
retrouve son frère et reçoit quelques soins; puis à Ostende par les 
canaux; nolise avec quelques Bretons une barque pontée, couche dans 
la cale sur des galets, fait relâche à Guernesey, où un prêtre émigré lui 
lit les prières des agonisants et où le capitaine le fait débarquer sur le 
quai pour qu'il ne meure pas à bord. (Tout cela, à ce qu'il raconte.) Mais 
il rembarque le lendemain (car il a un tempérament de fer) et tombe 
enfin, à Saint-Hélier, chez son oncle Bédée. Il y demeure quatre mois 
entre la vie et la mort, et il apprend, dans son    
    
		
	
	
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