Auguste Comte et Herbert Spencer | Page 3

E. de Roberty
de Comte. La filiation ininterrompue des générations humaines, les liens étroits de piété et de gratitude qui, véritables points de suture, rattachent le présent au passé, la réhabilitation des époques les plus décriées, la solidarité profonde et durable grace à laquelle tout se tient et s'encha?ne dans le règne humain, absolument comme dans le règne organique et, plus bas, plus au fond, dans le règne inorganique,--ce noble ensemble de doctrines faisait de l'histoire des sociétés humaines le prolongement, le complément nécessaire de l'évolution générale des choses. Sur ce point, Comte fut le précurseur génial de Darwin et de Spencer et le philosophe qui, l'un des premiers, ensemen?a le vaste champ où le xixe siècle leva une si éblouissante moisson.
Armée de ces deux théories, qui furent toujours [p.8] ses grands chevaux de bataille, la philosophie positive remporta, cela presque immédiatement après la mort prématurée de son fondateur, une victoire rare et qui un jour para?tra excessive. Sa popularité, son expansion rapide éclipsèrent la popularité et l'expansion des plus triomphantes écoles du siècle, telles que le kantisme ou l'hégélianisme, et dépassèrent de beaucoup les succès et l'influence qui, à d'autres époques, échurent en partage à des philosophies très sérieuses, très dignes d'attention, le monisme de Spinoza, par exemple, ou le mécanisme de Descartes, l'évolutionnisme inchoatif de Leibnitz, le criticisme élémentaire de Hume. Ce point d'histoire ne saurait plus se nier aujourd'hui, surtout si l'on ramène, comme il convient de le faire, à ses origines positivistes, l'intéressante diversion philosophique opérée par Herbert Spencer. Mais, dès lors, le positivisme appara?t comme le récipient central, le large réservoir latin où se déversent et d'où sortent les principaux courants [p.9] philosophiques de notre époque, depuis le criticisme germain qui, proprement, lui donna naissance, jusqu'à l'évolutionnisme anglo-américain qui maintenant porte et répand ses enseignements aux quatre coins du monde civilisé.
Mais pourquoi ou plut?t comment la pensée de cet obscur répétiteur de mathématiques que resta sa vie durant Auguste Comte, parvint-elle à conquérir et à dominer ainsi tout un siècle?
A nos yeux, la brusque entrée des idées positivistes sur la scène du monde et leur triomphe facile s'expliquent par deux causes ou deux conditions essentielles.
En premier lieu, ces idées étaient celles mêmes que préconisèrent, en des formules variées dans la forme, mais pareilles au fond, une longue suite de philosophies précédentes, toutes plus ou moins agnostiques, évolutionnistes et monistes. La conception positiviste se borna à réunir en un faisceau dogmatique ces tendances implicitement contradictoires. Elle [p.10] sembla de la sorte lever ou résoudre une des plus vieilles, une des plus redoutables antinomies de l'esprit.
En second lieu,--et nous attirons l'attention du lecteur sur ce point,--Auguste Comte fut avant tout un vulgarisateur de génie; nous employons ici ce terme dans son sens le plus large et le plus élevé.
Comte réussit à accro?tre, à agrandir de fa?on notable la base humaine qui servait de support vivant aux doctrines, aux imaginations abstraites de la philosophie. Et cette différence, ce gain fut pris par lui en totalité sur les cerveaux qui subissaient encore le joug des conceptions religieuses, toujours plus concrètes que les philosophiques. Il démocratisa, pour ainsi dire, la philosophie, il en fit l'apanage d'un flot montant d'intelligences humaines. Il répandit plus abondamment que n'importe quel autre philosophe, et en des milieux nouveaux, la lumière qu'un petit nombre d'initiés tenaient soigneusement cachée sous le boisseau métaphysique. [p.11] Il comprit ainsi admirablement son époque, l'esprit et les besoins de son temps. Il fut le fils légitime--et, en son for intérieur, très respectueux--du xixe siècle.
Il se montra tel, du reste, de plusieurs fa?ons. Il pressentit et devina les tendances expansives, les aspirations égalitaires de la phase historique qui s'ouvrait devant lui, et il y satisfit de son mieux. Il adapta sa conception générale du monde à la capacité intellectuelle des nouvelles couches sociales conquises par la pensée sous sa triple forme, philosophique, scientifique et esthétique. Il fut le véritable promoteur de cette maxime que l'un de ses plus authentiques disciples, Taine, se plaisait à répéter: ?Sans une philosophie, le savant n'est qu'un manoeuvre, et l'artiste qu'un amuseur?. Et il vit venir à lui la foule des savants, des publicistes, des esthètes, d'autant plus dociles à sa voix que celle-ci en appelait constamment au bon sens pratique des multitudes.
Il fit plus encore. Il estima à sa juste valeur [p.12] la qualité et la composition de la nourriture philosophique que réclamait le siècle. Il opéra un choix sagace dans l'arsenal des conceptions surabstraites et des procédés synthétiques du passé. Il s'attacha avec prédilection aux fruits déjà m?rs d'une expérience plusieurs fois séculaire. Et cette nutritive moelle des philosophies préparatrices, il la tira moins des livres ou de l'étude minutieuse des métaphysiciens, que de l'air ambiant, encore tout troublé par la grande secousse révolutionnaire, que de l'observation immédiate d'une société chaotique, tumultueuse, en gésine d'un idéal nouveau.
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