Auguste Comte et Herbert Spencer | Page 2

E. de Roberty
SPENCER [p.1]
* * * * *
LIVRE PREMIER
LE PROBLèME DU MONISME DANS LA PHILOSOPHIE DU TEMPS PRéSENT
* * * * *
I
Le caractère dominant du positivisme, le ?trait propre? qui valut à cette doctrine tant de disciples enthousiastes, est aujourd'hui sainement apprécié même des adversaires. Ceux-ci, en effet, admettent déjà volontiers que la philosophie positive ?révèle un sentiment _beaucoup plus vif qu'on ne l'éprouvait auparavant_: 1° de la liaison des choses, et 2° des [p.2]limites infranchissables qui bornent nos connaissances.
Le positivisme s'affirmerait donc à la fois comme un monisme plus radical et comme un agnosticisme plus accentué que les conceptions philosophiques qui le précédèrent et le préparèrent. Je souscris entièrement à la seconde caractéristique. Quant à la première, je ne saurais l'accepter sans des réserves expresses.
Par sa belle classification des sciences spéciales, par la consécration qu'il apporte à une science nouvelle, la sociologie, si admirablement soudée par lui à la série inorganique et biologique, puis considérée comme le terme final de nos connaissances abstraites, Auguste Comte développe, en effet, un genre de monisme fort injustement délaissé par ses prédécesseurs et très capable, en somme, d'impressionner un siècle comme le n?tre, à la fois glorieux de ses grandes découvertes et fatigué, presque rassasié de ses succès scientifiques.
A la foule croissante des esprits éclairés ce [p.3] ma?tre de la pensée contemporaine laisse entrevoir le triomphe possible d'une ?unité cérébrale?, comme il l'appelle, fondée sur les données certaines de la science. Par malheur, Comte ne se borne pas à déclarer la guerre au seul monisme transcendant. L'erreur c?toie chez ce philosophe le plus juste sentiment critique et le pousse à envelopper dans la même proscription l'unité pure, l'unité rationnelle, ostensiblement confondue par lui avec la chimère métaphysique.
Il n'y avait, certes, ni sagesse, ni grande clairvoyance à lever ainsi la hache sur les racines profondes du monisme scientifique dont on voulait favoriser l'éclosion. Les ambages et les tatonnements de Comte devaient, du reste, flatter les go?ts et satisfaire les préjugés de ces majorités vaguement instruites aux yeux desquelles l'indécision passe presque toujours pour un signe de prudence, pour une temporisation habile.
Trois forts courants intellectuels s'introduisent [p.4]manifestement dans l'ensemble de l'oeuvre d'Auguste Comte; trois grandes idées directrices se dégagent de la philosophie positive comme son résumé, son résidu, son enseignement suprême, son legs définitif aux ages futurs. Ce sont, dans l'ordre hiérarchique de leur puissance respective: 1° le courant agnostique, le plus considérable, le plus violent de tous, ou l'idée de _limite_; 2° le courant historique, ou l'idée d'_évolution_, de progrès lentement gradué, s'effectuant par nuances insensibles, cela aussi bien dans les sociétés humaines que dans la nature vivante et le monde inorganique; enfin, 3° le courant monistique, l'idée d' unité cérébrale, le point le plus faible, le moins développé dans la conception positive de l'univers.
Envisagé soit comme doctrine pure, soit dans ses applications aux nécessités immédiates de la vie mentale, l'agnosticisme régente tyranniquement les deux autres parties de la philosophie positive et surtout son troisième principe, le monisme, auquel, et nous le verrons plus [p.5] tard, l'intolérance des adeptes du non possumus relativiste ne laisse, pour ainsi dire, qu'une ombre d'existence, un r?le à peu près dérisoire.
Littré fait très bien ressortir l'intransigeance de son ma?tre. Il le dit en propres termes: Pour le philosophe positiviste, l'univers cesse de se montrer concevable en son ensemble et se scinde en deux parts, l'une connue ou plut?t connaissable selon les conditions humaines, l'autre inconnue ou plut?t inconnaissable, soit dans la durée de l'espace, soit dans celle du temps, soit dans l'encha?nement des causes. Cette séparation entre l'accessible et l'inaccessible est la plus grande le?on, que l'homme puisse recevoir, de vraie confiance et de vraie humilité.--Et presque aussit?t il ajoute ces lignes significatives: ?Il ne faut pas considérer le philosophe positif comme si, traitant uniquement des causes secondes, _il laisse libre de penser ce qu'on veut des causes premières_. Non, il ne laisse là-dessus aucune liberté; sa détermination [p.6] est précise, catégorique et le sépare radicalement des philosophies théologiques et métaphysiques.? Voilà des déclarations nettes. Elles émanent du disciple qui se posa pour règle de ne jamais dépasser les conceptions du ma?tre, qui souvent même se glorifia d'avoir su les restreindre à leur expression première. Il suffit, d'ailleurs, d'ouvrir le Cours de philosophie positive pour se convaincre de la fidélité scrupuleuse apportée par Littré à l'interprétation de la doctrine de Comte. Mais que penser alors de l'objection qui nous fut faite dernièrement et qui consiste à soutenir que ?nulle trace de pessimisme intellectuel? ne s'observe chez Comte; ou encore que ?l'inconnaissable de ce philosophe, résultant des limites rencontrées par l'expérience, et non de l'analyse subjective de l'esprit, n'est l'objet d'aucune religiosité et diffère à peine de l'inconnu??[3]
[p.7] Bornons-nous à enregistrer ici cette opinion.
Le second principe directeur du positivisme, l'idée d'évolution, revêt une allure magistrale dans la partie sociologique de l'oeuvre
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 40
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.