de jouet à ces jeunes libertins... Et ce n'est pas encore tout; les 
choses devaient encore aller plus mal. A peine avaient-ils vidé une 
partie des vingt bouteilles, que leur gaieté bruyante se changea petit à 
petit en une scène scandaleuse de débauche. J'entendis tout à coup, au 
milieu des cris aigus, le bruit des tables et des chaises renversées et des 
verres qui se brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en 
aide à l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la 
salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et aux 
regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait atteindre. 
Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient en riant à ces actes de 
sauvagerie. Je ne savais que penser. Le garde-champêtre accourut pour 
expulser au nom de la loi ces ivrognes de l'Aigle d'or. J'entendis 
l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs s'amusent et ne font pas de mal. Si je 
trouve bon ce qui se passe dans ma maison, personne n'a le droit de s'en 
mêler.» Et le garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le 
fait est que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera 
payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez lui. 
--Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père? 
--Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et les 
bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends, c'est par 
orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser assez d'argent 
rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent par terre le vin précieux 
pour montrer que l'argent n'a pas de valeur pour eux. 
--Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres 
gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim 
avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient
riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans leur détresse, et 
là on gaspille, on dissipe l'argent dans de scandaleuses débauches! 
--Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la jeune 
fille, en levant les mains. 
--C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le vieillard. Un 
argent durement gagné peut-être et épargné sou à sou. Qui sait si 
chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur père et surtout à leur 
mère?... Il y avait dans la bande un des plus extravagants à qui on 
donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé une bien triste histoire. Anna, 
vous souvenez-vous bien encore de la baronne qui a habité dans le 
temps le château appartenant actuellement à M. Dalster? Elle était 
veuve, la bonne et charitable femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci 
fit pendant de longues années comme ces jeunes gens de l'Aigle d'or, 
peut-être encore pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa 
mère, ni la misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre 
beaucoup de terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de 
honte, le coeur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps 
après... Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de 
beaucoup d'enfants,--il s'appelle Henri Knop--qui, sans ouvrage depuis 
longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme un 
panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison, obtint 
par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en liberté dès 
la troisième année. Il déplorait son méfait et était résolu à gagner 
désormais honnêtement son pain. Cependant personne ne voulut lui 
donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les siens, comme une famille 
flétrie, et à la fin il se vit réduit à quitter le village avec sa femme et ses 
enfants, pour ne pas mourir de faim devant l'impitoyable aversion des 
habitants. Ce qu'il est devenu depuis personne n'en sait rien. 
Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées par 
son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur émotion qu'en 
secouant tristement la tête et en murmurant à voix basse. 
Il reprit en souriant amèrement: 
--Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme? Lui
aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris public? Eh 
bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle et il est redevenu riche; 
maintenant petits et grands lui parlent le chapeau à la main; il est baron 
et bourgmestre... Ah! mes enfants, les hommes ne sont pas toujours 
justes, heureusement il y a là-haut un juge suprême qui ne se laisse 
influencer ni par l'argent ni par la naissance, et celui qui a martyrisé ou 
humilié sa mère ne trouvera pas de grâce devant ses yeux. 
Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques    
    
		
	
	
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