assuré? Personne ne nous manquera.
--Tu tiens donc bien à ce qu'il ne manque personne?
--Si j'y tiens! Mais est-ce que ce n'est pas précisément parmi ceux qui
manqueraient que se trouverait mon futur mari?
--Peux-tu rire avec une chose aussi sérieuse que ton mariage!
Elle quitta le milieu du hall et vint s'appuyer contre la porte de la
cuisine, de façon à être plus près de son père, mieux avec lui, plus
intimement:
--Ne vaut-il pas mieux rire que de pleurer? dit-elle; d'ailleurs je ne ris
que du bout des lèvres, et ce n'est pas sans émotion, je t'assure, que je
pense à mon mariage. Pendant longtemps maman, qui me voit avec des
yeux que les autres n'ont pas sans doute, s'est imaginée que je n'aurais
qu'à me montrer pour trouver un mari, et elle me l'a dit si souvent, que
je l'ai cru comme elle; il y avait quelque part, n'importe où, une
collection de princes charmants qui m'attendaient. Le malheur est que
ni elle ni moi n'ayons pas trouvé le chemin fleuri qui conduit à ce pays
de féerie, et que nous soyons restées rue de l'Abreuvoir, où nous
attendons des prétendants, s'il en vient, qui certainement ne seront pas
princes, et qui peut-être ne seront même pas charmants.
--S'ils ne sont pas charmants, tu ne les accepteras pas; qui te presse de
te marier?
--Tout; mon âge et la raison.
--A vingt et un ans il n'y a pas de temps de perdu.
--Cela dépend pour qui: à vingt ans une fille sans dot est une vieille
fille, tandis qu'à vingt-quatre ans celle qui a une dot est encore une
jeune fille; or, je suis dans la classe des sans dot, et même dans celle
des sans le sou.
--Voilà pourquoi je voudrais qu'il n'y eût point de hâte dans ton choix.
Si tu es sans dot aujourd'hui, notre situation peut changer demain, ou,
pour ne rien exagérer, bientôt. J'ai tout lieu de croire qu'on va m'acheter
le brevet de ma théière, et si ce n'est pas la fortune, au moins est-ce
l'aisance. Les expériences instituées sur la ligne de l'Est pour mon
système de suspension des wagons ont donné les meilleurs résultats et
supprimé toute trépidation: les ingénieurs sont unanimes à reconnaître
que mes menottes constituent une invention des plus utiles. De ce côté
nous touchons donc aussi au succès; et c'est ce qui me fait te demander
d'avoir encore un peu de patience.
--Je t'assure que je ne doute pas de l'excellence de tes inventions, mais
quand se réaliseront-elles? Demain? Dans cinq ou six ans? Tu sais
mieux que personne qu'en fait d'inventions tout est possible, même
l'invraisemblable. Dans six ans j'aurais vingt-sept ans, quel mari
voudrait de moi! Laisse-moi donc prendre celui que je trouverai, même
si c'est demain, alors que je ne suis encore que la pauvre fille sans le
sou, qui n'a pas le droit de montrer les exigences qu'aurait la fille d'un
riche inventeur.
--As-tu donc des raisons de penser que parmi nos invités il y en ait qui
veuillent te demander?
--Il suffit qu'il puisse s'en trouver un pour que je souhaite que celui-là
ne soit pas empêché de venir ce soir. L'année dernière les invitations
avaient été faites de telle sorte que les jeunes gens ne voulaient danser
qu'avec les femmes mariées, et les hommes mariés qu'avec les jeunes
filles; cette année les femmes mariées étant rares, il faudra bien que les
jeunes gens viennent à nous, et j'espère que dans le nombre il s'en
rencontrera peut-être un qui ne considérera pas le mariage comme une
charge au-dessus de ses forces. Je t'assure que je ne serai ni difficile, ni
exigeante; qu'il dise un mot, j'en dirai deux.
--Eh quoi! ma pauvre enfant, en es-tu là?
--Là? c'est-à-dire revenue des grandes espérances de maman? Oui. C'est
peut-être drôle que ce soit la fille et non la mère qui jette un clair regard
sur la vie, cependant c'est ainsi. Du jour où j'ai compris que je devais
me marier, j'ai fait mon deuil de mes idées et de mes rêves de petite
fille, et c'est au mariage lui-même que je me suis attachée, plus qu'au
mari. Te dire que j'ai accepté cela gaiement ou indifféremment ne serait
pas vrai; il m'en a coûté, beaucoup même, mais je ne suis pas de celles
qui ferment les yeux obstinément parce que ce qu'elles voient leur
déplaît, les blesse ou les inquiète. J'ai reçu ainsi plus d'une leçon. La
mort de M. Touchard a été la plus forte. On pouvait croire qu'il vivrait
jusqu'à quatre-vingt-dix ans et marierait ses filles comme il voudrait. Il
est mort à cinquante-cinq, et Berthe chante dans un café-concert de
Toulon; Amélie, dans un de Bordeaux. Que deviendrions-nous si nous
te perdions? Je n'aurais pas même la ressource de

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