Pathologie Verbale, ou lésions de certains mots dans le cours de lusage | Page 3

Émile Littré

Seulement, il faut se rappeler, quand on lit un texte du quatorzième
siècle, qu'artillerie n'y signifie ni arquebuse, ni fusil, ni canon.
Assaisonner.--Le sens propre de ce mot, comme l'indique l'étymologie,
est: cultiver en saison propre, mûrir à temps. Comment a-t-on pu en
venir, avec ce sens qui est le seul de la langue du moyen âge, à celui de
mettre des condiments dans un mets? Voici la transition: en un texte du
treizième siècle, viande assaisonnée signifie aliment cuit à point, ni
trop, ni trop peu, comme qui dirait mûri à temps. Du moment
qu'assaisonner fut entré dans la cuisine, il n'en sortit plus, et de cuire à
point il passa à l'acception de mettre à point pour le goût à l'aide de
certains ingrédients; sens qu'il a uniquement parmi nous.
Assassin.--Ce mot ne contient rien en soi qui indique mort ou meurtre.
C'est un dérivé de haschich, cette célèbre plante enivrante. Le Vieux de
la Montagne, dans le treizième siècle, enivrait avec cette plante certains
de ses affidés, et, leur promettant que, s'ils mouraient pour son service,

ils obtiendraient les félicités dont ils venaient de prendre un avant-goût,
il leur désignait ceux qu'il voulait frapper. On voit comment le haschich
est devenu signe linguistique du meurtre et du sang.
Attacher, attaquer.--Ces mots présentent deux anomalies considérables.
La première, c'est qu'ils sont étymologiquement identiques, ne différant
que par la prononciation; attaquer est la prononciation picarde
d'attacher. La seconde est que, tache et tacher étant les simples de nos
deux verbes, les composés attacher et attaquer ne présentent pas, en
apparence, dans leur signification, de relation avec leur origine. Il n'est
pas mal à l'usage d'user de l'introduction irrégulière et fortuite d'une
forme patoise pour attribuer deux acceptions différentes à un même
mot; et même, à vrai dire, il n'est pas probable, sans cette occasion,
qu'il eût songé à trouver dans attacher le sens d'attaquer. Mais
comment a-t-il trouvé le sens d'attacher dans tache et tacher, qui sont
les simples de ce composé? C'est que, tandis que dans tache mourait un
des sens primordiaux du mot qui est: ce qui fixe, petit clou, ce sens
survivait dans attacher. Au seizième siècle, les formes attacher et
attaquer s'emploient l'une pour l'autre; et Calvin dit s'attacher là où
nous dirions s'attaquer. Ce qui attaque a une pointe qui pique, et le
passage de l'un à l'autre sens n'est pas difficile. D'autre part, il n'est pas
douteux que tache, au sens de ce qui salit, ne soit une autre face de
tache au sens de ce qui fixe ou se fixe. De la sorte on a la vue des
amples écarts qu'un mot subit en passant du simple au composé, avec
cette particularité ici que le sens demeuré en usage dans le simple
disparaît dans le composé, et que le sens qui est propre au composé a
disparu dans le simple complètement. C'est un jeu curieux à suivre.
Avouer.--Quelle relation y a-t-il entre le verbe avouer, confesser,
confiteri, et le substantif avoué, officier ministériel chargé de
représenter les parties devant les tribunaux? L'ancienne étymologie, qui
ne consultait que les apparences superficielles, aurait dit que l'avoué
était nommé ainsi parce que le plaideur lui avouait, confessait tous les
faits relatifs au procès. Mais il n'en est rien; et la recherche des parties
constituantes du mot ne laisse aucune place aux explications
imaginaires. Avouer est formé de à et voeu; en conséquence, il signifie
proprement faire voeu à quelqu'un, et c'est ainsi qu'on l'employait dans

le langage de la féodalité. Le fil qui de ce sens primitif conduit à celui
de confesser est subtil sans doute, mais très visible et très sûr. De faire
voeu à quelqu'un, avouer n'a pas eu de peine à signifier: approuver une
personne, approuver ce qu'elle a fait en notre nom. Enfin une nouvelle
transition, légitime aussi, où l'on considère qu'avouer une chose c'est la
reconnaître pour sienne, mène au sens de confesser: on reconnaît pour
sien ce que l'on confesse. Et l'avoué, que devient-il en cette filière? Ce
substantif n'est point nouveau dans la langue, et jadis il désignait une
haute fonction dans le régime féodal, fonction de celui à qui l'on se
vouait et qui devenait un défenseur. L'officier ministériel d'aujourd'hui
est un diminutif de l'avoué féodal; c'est celui qui prend notre défense
dans nos procès.
Bondir.--Supposez que nous ayons conservé l'ancien verbe tentir (nous
n'avons plus que le composé retentir), et qu'à un certain moment de son
existence tentir change subitement de signification, cesse de signifier
faire un grand bruit, et prenne l'acception de rejaillir, ressauter; vous
aurez dans cette supposition l'histoire de bondir. Jusqu'au quatorzième
siècle, il signifie uniquement retentir, résonner à grand bruit; puis tout à
coup, sans qu'on aperçoive de transition, il n'est plus employé que pour
exprimer le mouvement du saut; il est devenu à
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