Pathologie Verbale, ou lésions de certains mots dans le cours de lusage | Page 2

Émile Littré
les inconsistances et
les lourdes méprises de l'usage, toutes les fois qu'il en commet.
L'usage est de grande autorité, et avec raison; car, en somme, il obéit à
la tradition; et la tradition est fort respectable, conservant avec fidélité
les principes mêmes et les grandes lignes de la langue. Mais il n'a pas
conscience de l'office qu'il remplit; et il est très susceptible de céder à
de mauvaises suggestions, et très capable de mettre son sceau, un sceau
qu'ensuite il n'est plus possible de rompre, à ces fâcheuses déviations.
On le trouvera, dans ce petit recueil, plus d'une fois pris en flagrant
délit de malversation à l'égard du dépôt qui lui a été confié; mais on le
trouvera aussi, en d'autres circonstances, ingénieux, subtil et plein
d'imprévu au bon sens du mot.
Cette multitude de petits faits, dispersés dans mon dictionnaire, est ici
mise sous un même coup d'oeil. Elle a l'intérêt de la variété; et, en
même temps, comme ce sont des faits, elle a l'intérêt de la réalité. La
variété amuse, la réalité instruit.

***
Accoucher.--Accoucher n'a aujourd'hui qu'une acception, celle
d'enfanter, de mettre au monde, en parlant d'une femme enceinte. Mais,
de soi, ce verbe, qui, évidemment, contient couche, coucher, est
étranger à un pareil emploi. Le sens propre et ancien d'accoucher, ou,
comme on disait aussi, de s'accoucher, est se mettre au lit. Comme la
femme se met au lit, se couche pour enfanter, le préliminaire a été pris
pour l'acte même, exactement comme si, parce qu'on s'assied pour
manger à table, s'asseoir avait pris le sens de manger. Accoucher n'a
plus signifié qu'une seule manière de se coucher, celle qui est liée à
l'enfantement; et ce sens restreint a tellement prévalu, que l'autre, le
général, est tombé en désuétude. Il est bon de noter qu'il se montre de
très bonne heure; mais alors il existe côte à côte avec celui de se mettre
au lit. L'usage moderne réservait à ce mot une bien plus forte entorse; il
en a fait un verbe actif qui devrait signifier mettre au lit, mais qui, dans
la tournure qu'avait prise la signification, désigna l'office du chirurgien,
de la sage-femme qui aident la patiente. Je ne crois pas qu'il y ait rien à
blâmer en ceci, tout en m'étonnant de la vigueur avec laquelle l'usage a,
pour ce dernier sens, manipulé le mot. C'est ainsi que l'artiste remanie
souverainement l'argile qu'il a entre les mains.
Arriver.--De quelque façon que l'on se serve de ce verbe (et les emplois
en sont fort divers), chacun songe à rive comme radical; car
l'étymologie est transparente. En effet, dans l'ancienne langue, arriver
signifie uniquement mener à la rive: «Li vens les arriva.» Il est aussi
employé neutralement avec le sens de venir à la rive, au bord: «Saint
Thomas l'endemain en sa nef en entra; Deus (Dieu) li donna bon vent, à
Sanwiz arriva.» Chose singulière, malgré la présence évidente de rive
en ce verbe, le sens primordial s'oblitéra; il ne fut plus question de rive:
et arriver prit la signification générale de venir à un point déterminé:
arriver à Paris; puis, figurément: arriver aux honneurs, à la vieillesse.
Mais là ne s'est pas arrêtée l'extension de la signification. On lui a
donné pour sujet des objets inanimés que l'on a considérés comme se
mouvant et atteignant un terme: «De grands événements arrivèrent; ce
désordre est arrivé par votre faute.» Enfin la dernière dégradation a été
quand, pris impersonnellement, arriver a exprimé un accomplissement

quelconque: «Il arriva que je le rencontrai.» Ici toute trace de l'origine
étymologique est effacée; pourtant la chaîne des significations n'est pas
interrompue. L'anomalie est d'avoir expulsé de l'usage le sens primitif;
et il est fâcheux de ne pas dire comme nos aïeux: Le vent les arriva.
Artillerie.--Ce mot est un exemple frappant de la force de la tradition
dans la conservation des vieux mots, malgré le changement complet
des objets auxquels ils s'appliquent. Dans artillerie, il n'est rien qui
rappelle la poudre explosive et les armes à feu. Ce mot vient d'art, et ne
signifie pas autre chose que objet d'art, et, en particulier, d'art
mécanique. Dans le moyen âge, artillerie désignait l'ensemble des
engins de guerre soit pour l'attaque, soit pour la défense. La poudre
ayant fait tomber en désuétude les arcs, arbalètes, balistes, châteaux
roulants, béliers, etc., le nom d'artillerie passa aux nouveaux engins, et
même se renferma exclusivement dans les armes de gros calibre, non
portatives. Il semblait qu'une chose nouvelle dût amener un nom
nouveau; il n'en fut rien. Le néologisme ne put se donner carrière; et, au
lieu de recourir, comme on eût fait de notre temps, à quelque composé
savant tiré du grec, on se borna modestement et sagement à transformer
tout l'arsenal à cordes et à poulies en l'arsenal à poudre et à feu.
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