Nouveaux Contes à Ninon | Page 3

Emile Zola
que le
travail dans ma vie, et je me suis si bien enfermé, que personne ne vient
plus. C'est pourquoi, ma chère âme, j'ai évoqué ton souvenir, au milieu
de la lutte. J'étais trop seul, après dix ans de séparation; je voulais te
revoir, te baiser les cheveux, te dire que je t'aime toujours. Cela me
soulage. Viens, et n'aie point peur, je ne suis pas si noir qu'on me fait.
Je t'assure, je t'aime toujours, je rêve d'avoir encore des rosés, pour en
mettre un bouquet à ton sein. J'ai des envies de laitage. Si je ne
craignais de faire rire, je t'emmènerais sous quelque charmille, avec un
mouton blanc, pour nous dire tous les trois des choses tendres.
Et sais-tu ce que j'ai fait, Ninon, pour te retenir auprès de moi toute
cette nuit? Je te le donne en mille. J'ai fouillé le passé, j'ai cherché dans
ces centaines de pages écrites un peu partout, si je n'en trouverais pas

d'assez délicates pour tes oreilles. Au beau milieu de mes rudesses, il
m'a plu de mettre cette douceur. Oui, j'ai voulu ce régal pour nous deux.
Nous redevenons enfants, nous goûtons sur l'herbe. Ce sont des contes,
rien que des contes, de la confiture dans de la porcelaine de gamins.
N'est-ce pas charmant? trois groseilles, deux grains de raisin sec,
suffiront à notre faim, et nous nous griserons avec cinq gouttes de vin
dans de l'eau claire. Écoute, curieuse. J'ai d'abord quelques contes assez
décents; certains même ont un commencement et une fin; d'autres, il est
vrai, vont pieds nus, après avoir jeté leur bonnet par-dessus les toits.
Mais, je dois t'avertir que, plus loin, nous entrerons dans des fantaisies
qui battent absolument la campagne. Dame! j'ai tout glané, il fallait
bien te retenir la nuit entière. Là, je chante la chanson des «t'en
souviens-tu?» Ce sont nos souvenirs à la queue-leu-leu, ma fille; tout ce
qu'il y a de plus doux pour nous, le meilleur de nos amours. Si cela
ennuie les autres, tant pis! ils n'ont pas besoin de venir mettre le nez
dans nos affaires. Puis, pour te garder encore. j'entamerai une longue
histoire, la dernière, celle qui nous mènera, je l'espère, jusqu'au matin.
Elle est tout au bout des autres, placée à dessein pour t'endormir dans
mes bras. Nous laisserons tomber le volume, et nous nous
embrasserons.
Ah! Ninon, quelle débauche de blanc et de rose! Je ne promets pas
cependant que, malgré tous mes soins à enlever les épines, il ne reste
pas quelque goutte de sang dans ma botte de fleurs. Je n'ai plus les
mains assez pures pour nouer des bouquets sans danger. Mais ne
t'inquiète point: si tu te piques, je baiserai tes doigts, je boirai ton sang.
Ce sera moins fade.
Demain, j'aurai rajeuni de dix ans. Il me semblera que j'arrive de la
veille, du fond de notre jeunesse, avec le miel de ton baiser aux lèvres.
Ce sera le recommencement de ma tâche. Ah! Ninon, je n'ai rien fait
encore. Je pleure sur cette montagne de papier noirci; je me désole à
penser que je n'ai pu étancher ma soif du vrai, que la grande nature
échappe à mes bras trop courts. C'est l'âpre désir, prendre la terre, la
posséder dans une étreinte, tout voir, tout savoir, tout dire. Je voudrais
coucher l'humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les
choses; une oeuvre qui serait l'arche immense.
Et ne m'attends pas de longtemps au rendez-vous que je t'ai donné, en
Provence, après la tâche achevée. Il y a trop à faire. Je veux le roman,

je veux le drame, je veux la vérité partout. Ne m'apporte plus ton cher
souvenir que la nuit; viens sur le rayon de lune qui glisse entre mes
rideaux, à l'heure où je pourrai pleurer avec toi sans être vu. J'ai besoin
de toute ma virilité. Plus tard, oh! plus tard, ce sera moi qui irai te
retrouver dans les campagnes tièdes encore de nos tendresses. Nous
serons bien vieux; mais nous nous aimerons toujours. Tu me mèneras
en pèlerinage sur la berge, au bord de l'eau, réveillée à peine; dans les
trous de feuilles, avec la campagne ardente dormant autour de nous; au
milieu des prés, lentement noyés sous le flot bleuâtre du crépuscule; le
long de la route interminable, insoucieux des étoiles, au seul bonheur
de nous perdre dans l'ombre. Et les arbres, les brins d'herbe, jusqu'aux
cailloux, nous reconnaîtront de loin, à nos baisers, et nous souhaiteront
la bien-venue.
Écoute, pour que nous ne nous cherchions pas je veux te dire derrière
quelle haie j'irai te prendre. Tu sais l'endroit où la rivière fait un coude,
après le pont, plus bas que le lavoir, juste en face du grand rideau de
peupliers? Souviens-toi, nous nous y sommes baisé les
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