Nouveaux Contes à Ninon | Page 2

Emile Zola
croulants de mes rêves! Dix ans de travaux forcés, dix ans
d'amertume, de coups donnés et reçus, d'éternel combat! J'ai le coeur et
le cerveau tout balafrés de blessures. Si tu voyais ton amoureux de jadis,
ce grand garçon souple qui rêvait de déplacer les montagnes d'une
chiquenaude, si tu le voyais passer dans le jour blafard de Paris, la face

terreuse, alourdi de lassitude, tu grelotterais, ma pauvre Ninon, en
regrettant les clairs soleils, les midis ardents, éteints à jamais. Certains
soirs, je suis si brisé, que j'ai une envie lâche de m'asseoir au bord de la
route, quitte à m'endormir pour toujours dans le fossé. Et sais-tu, Ninon,
ce qui me pousse sans cesse en avant, ce qui me rend du coeur, à
chaque faiblesse? C'est ta voix, ma bien-aimée, ta voix lointaine, ton
filet de voix pure qui me crie mes serments.
Certes, je te sais fille de courage. Je puis te montrer mes plaies, tu ne
m'en aimeras que mieux. Cela me soulagera de me plaindre à toi, qui
me consoleras. Je n'ai pas quitté la plume un seul jour, mon amie; je me
suis battu en soldat qui a son pain à gagner; si la gloire vient, elle
m'empêchera de manger mon pain sec. Que de besogne mauvaise, et
dont j'ai encore le dégoût à la gorge! Pendant dix ans, j'ai alimenté
comme tant d'autres du meilleur de moi la fournaise du journalisme. De
ce labeur colossal, il ne reste rien, qu'un peu de cendre. Feuilles jetées
au vent, fleurs tombées à la boue, mélange de l'excellent et du pire,
gâché dans l'auge commune. J'ai touché à toutes choses, je me suis sali
les mains dans ce torrent de médiocrité trouble qui coule à pleins bords.
Mon amour de l'absolu saignait, au milieu de ces niaiseries, si grosses
d'importance le matin, si oubliées le soir. Lorsque je rêvais quelque
coup de pouce éternel donné dans le granit, quelque oeuvre de vie
plantée debout à jamais, je soufflais des bulles de savon que crevait
l'aile des mouches ronflantes au soleil. J'aurais glissé à l'hébétement
d'un métier si, dans mon amour de la force, je n'avais eu une
consolation, celle de cette production incessante, qui me rompait à
toutes les fatigues.
Puis, mou amie, j'étais armé en guerre. Tu ne saurais croire les
soulèvements de colère que la sottise produisait en moi. J'avais la
passion de mes opinions, j'aurais voulu enfoncer mes croyances dans la
gorge des autres. Un livre me rendait malade, un tableau me désespérait
comme une catastrophe publique; je vivais dans une bataille continue
d'admiration et de mépris. En dehors des lettres, en dehors de l'art, le
monde n'était plus. Et quels coups de plume, quels chocs furieux pour
faire la place nette! Aujourd'hui, je hausse les épaules. Je suis un vieil
endurci dans le mal, j'ai gardé ma foi, je crois même être plus
intraitable encore; mais je me contente de m'enfermer et de travailler.
C'est la seule façon de discuter sainement; car les oeuvres ne sont que

des arguments, dans l'éternelle discussion du beau.
Tu penses bien que je ne suis pas sorti intact de la bataille. J'ai des
cicatrices un peu partout, je te l'ai dit, au cerveau et au coeur. Je ne
riposte plus, j'attends qu'on s'habitue à mon air. Peut-être ainsi
pourrai-je te revenir entier. C'est que, mon amie, j'ai quitté nos galants
sentiers d'amoureux, où les fleurs poussent, où l'on ne cueille que des
sourires. J'ai pris la grand'route, grise de poussière, aux arbres maigres;
je me suis même, je le confesse, arrêté curieusement devant des chiens
crevés, au coin des bornes; j'ai parlé de vérité, j'ai prétendu qu'on
pouvait tout écrire, j'ai voulu prouver que l'art est dans la vie et non
ailleurs. Naturellement, on m'a poussé au ruisseau. Moi, Ninon, moi qui
ai employé ma jeunesse à glaner pour ton corsage les paquerettes et les
bluets!
Tu me pardonneras mes infidélités d'amant. Les hommes ne peuvent
rester toujours dans les jupes des filles. Il vient une heure où vos fleurs
sont trop douces. Tu te rappelles la pâle soirée d'automne, la soirée de
nos adieux? C'est au sortir de tes bras frêles, que la vérité m'a emporté
dans ses dures mains. J'ai été fou d'analyse exacte. Après les travaux
courants, je prenais mes nuits, j'écrivais page à page les livres qui me
hantaient. Si j'ai un orgueil, j'ai celui de cette volonté, dont l'effort m'a
tiré lentement des besognes du métier. J'ai mangé, sans rien vendre de
mes croyances. Je te devais ces confidences, à toi qui as le droit de
savoir quel homme est devenu l'enfant dont tu as protégé les débuts.
Aujourd'hui, ma seule souffrance est d'être seul. Le monde finit à la
grille de mon jardin. Je me suis enfermé chez moi pour ne mettre
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