Lécornifleur | Page 2

Jules Renard
Expérimentés, nous n'allons pas vite. Une fois, Monsieur Vernet dit son age; une autre fois, le chiffre de ses appointements: 15,000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont bien. Mais ?ce qu'il y a d'agréable? c'est qu'il a droit à deux mois de congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd'hui il m'apprend le petit nom de sa femme: Blanche. Elle a oublié de lui changer ses manchettes. Il serait plus expansif si j'étais moins discret. Mais je n'ai pas l'habitude de me jeter à la tête des gens.
Je ne le fais que par exception.
Tant?t, obstinément silencieux, j'affecte de ne rien entendre; tant?t je coupe net une confidence, en toussant.
Si Monsieur Vernet me demande:
--?Vous avez sans doute quelque emploi??
je réponds:
--?C'est peu de chose: j'élève trois petits lapins.?
Monsieur Vernet feint de comprendre, ?puisqu'il aime tout ce qui est original?.
--?Et vos petits lapins vont bien??
--?Ils sont charmants et forment un triple étage. L'a?né a la tête de plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les prête tous les matins.?
--?Je vois: vous êtes professeur libre.?
--?Oh! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre. Voilà qu'ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage! j'avais comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi, ce qui me permettait de travailler.?
Je répète le mot ?travailler? en exagérant la voix et le geste. L'heure est-elle venue de dire à quoi?

IV
ENCORE UN HOMME DE LETTRES
MONSIEUR VERNET
Vraiment, je n'achète le journal que pour ma femme, car je n'ai pas le temps de le lire. Je jette à peine un coup d'oeil sur les faits-divers et la Bourse.
HENRI
Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant?
MONSIEUR VERNET
Vous écrivez donc dans les journaux?
HENRI
Des fois.
MONSIEUR VERNET
Lequel?
HENRI
Oh! n'importe lequel. Dans l'un ou dans l'autre. Un peu partout.
MONSIEUR VERNET
Je n'ai jamais vu votre nom.
HENRI
Cela ne m'étonne pas. J'écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et n'ose pas me lancer. Il y a la famille.
MONSIEUR VERNET
Mais ces pseudonymes, quels sont-ils?

J'en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet fait des signes d'ignorance. Il reconna?t les derniers:
--?Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part.?
Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du professeur libre n'est plus à ses yeux banale: il y a peut-être un article dedans. La différence des ages est abolie. Nous nous estimons de pair.

MONSIEUR VERNET
Je voudrais bien lire quelque chose de vous.
HENRI
Ce que j'ai fait jusqu'ici ne mérite pas d'être offert. Attendez au moins que j'aie terminé mon roman.
MONSIEUR VERNET
Comment! vous écrivez aussi des livres?
HENRI
Des livres! c'est beaucoup dire. Je barbouille du papier.
MONSIEUR VERNET
Je serais empêché de soutenir qu'un livre est bon ou mauvais. Je ne m'y connais pas et n'y entends rien. Mais j'affirme que pour faire un roman, quel qu'il soit d'ailleurs, pour mener à bien l'histoire, pour se retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre avec Paul, il faut avoir de la tête!

Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous cordeler, nous nouer.
Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur Vernet ma vraie carte, une plaquette d'une centaine de vers luxueusement éditée aux frais de cette honorable famille que j'ai ?quittée?. J'en ai toujours un exemplaire sur moi. C'est un en-cas préparé pour liaison immédiate. Monsieur Vernet l'ouvre sans un mot. La dédicace est flatteuse, l'hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la première fois de sa vie, une chose imprimée qu'il n'a pas achetée. Il m'offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte fort. On m'attendra.
Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grace, et je chantonne ainsi qu'une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir donne bien.

V
ENTRéE
Je m'attends à du nouveau. Je tombe dans un ménage bourgeois, c'est-à-dire au milieu de gens qui n'ont pas mes idées.
Le bourgeois est celui qui n'a pas mes idées.
J'ai préparé en sot ma première visite aux Vernet. J'allais chez eux avec le plaisir d'avoir à poser un peu et la crainte de n'être pas compris. Je me promettais de faire de l'effet, repassant mes citations, cherchant des noms d'auteurs peu connus et dont la seule étrangeté me ferait honneur. N'avais-je pas, dans la collection de mes gestes, quelque élévation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en arrière, qui seraient à mes phrases d'élite ce que les projections lumineuses sont aux conférences scientifiques.
Ai-je fait mes frais?
Je ne me rappelle pas avoir été au-dessus de moi-même.
Nous avons pris du café. J'ai déclaré qu'il
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