Les mystères de Paris, Tome III | Page 3

Eugène Süe
pas une veuve, jeune encore,
d'une physionomie distinguée, et dont la fille, âgée de seize ou dix-sept
ans, se nomme Claire... Je me souviens du nom.

--Le nom de ma fille! Il me semble que c'est un motif de plus de
s'intéresser à ces infortunées.
--J'oubliais de vous dire que le frère de cette veuve s'est suicidé il y a
quelques mois.
--Si Mme de Lucenay connaît cette famille, reprit Mme d'Harville en
réfléchissant, de tels renseignements suffiront pour la mettre sur la voie;
dans ce cas encore, le triste genre de mort de ce malheureux aura dû
frapper la duchesse. Mon Dieu! que j'ai hâte d'aller la voir! Je lui écrirai
un mot ce soir pour avoir la certitude de la rencontrer demain matin.
Quelles peuvent être ces femmes? D'après ce que vous savez d'elles,
monseigneur, elles paraissent appartenir à une classe distinguée de la
société... Et se voir réduites à une telle détresse!... Ah! pour elles la
misère doit être doublement affreuse.
--Et cela par la volerie d'un notaire, abominable coquin dont je savais
déjà d'autres méfaits... un certain Jacques Ferrand.
--Le notaire de mon mari! s'écria Clémence, le notaire de ma
belle-mère! Mais vous vous trompez, monseigneur; on le regarde
comme le plus honnête homme du monde.
--J'ai les preuves du contraire... Mais veuillez ne dire à personne mes
doutes ou plutôt mes certitudes au sujet de ce misérable; il est aussi
adroit que criminel, et, pour le démasquer, j'ai besoin qu'il croie encore
quelques jours à l'impunité. Oui, c'est lui qui a dépouillé ces infortunées,
en niant un dépôt qui, selon toute apparence, lui avait été remis par le
frère de cette veuve.
--Et cette somme?
--Était toutes leurs ressources!
--Oh! voilà de ces crimes...
--De ces crimes, s'écria Rodolphe, de ces crimes que rien n'excuse, ni le
besoin, ni la passion... Souvent la faim pousse au vol, la vengeance au

meurtre... Mais ce notaire déjà riche, mais cet homme revêtu par la
société d'un caractère presque sacerdotal, d'un caractère qui impose, qui
force la confiance... cet homme est poussé au crime, lui, par une
cupidité froide et implacable. L'assassin ne vous tue qu'une fois... et
vite... avec son couteau; lui vous tue lentement, par toutes les formules
du désespoir et de la misère où il vous plonge... Pour un homme
comme ce Ferrand, le patrimoine de l'orphelin, les deniers du pauvre si
laborieusement amassés... rien n'est sacré! Vous lui confiez de l'or, cet
or le tente... il le vole. De riche et d'heureux, la volonté de cet homme
vous fait mendiant et désolé!... À force de privations et de travaux,
vous avez assuré le pain et l'abri de votre vieillesse... la volonté de cet
homme arrache à votre vieillesse ce pain et cet abri...
«Ce n'est pas tout. Voyez les effrayantes conséquences de ces
spoliations infâmes... Que cette veuve dont nous parlons, madame,
meure de chagrin et de détresse, sa fille, jeune et belle, sans appui, sans
ressource, habituée à l'aisance, inapte, par son éducation, à gagner sa
vie, se trouve bientôt entre le déshonneur et la faim! Qu'elle s'égare,
qu'elle succombe... la voilà perdue, avilie, déshonorée!... Par sa
spoliation, Jacques Ferrand est donc cause de la mort de la mère, de la
prostitution de la fille!... Il a tué le corps de l'une, tué l'âme de l'autre; et
cela, encore une fois, non pas tout d'un coup, comme les autres
homicides, mais avec lenteur et cruauté.
Clémence n'avait pas encore entendu Rodolphe parler avec autant
d'indignation et d'amertume; elle l'écoutait en silence, frappée de ces
paroles d'une éloquence sans doute morose, mais qui révélaient une
haine vigoureuse contre le mal.
--Pardon, madame, lui dit Rodolphe après quelques instants de silence,
je n'ai pu contenir mon indignation en songeant aux malheurs horribles
qui pourraient atteindre vos futures protégées... Ah! croyez-moi, on
n'exagère jamais les conséquences qu'entraînent souvent la ruine et la
misère.
--Oh! merci, au contraire, monseigneur, d'avoir, par ces terribles
paroles, encore augmenté, s'il est possible, la tendre pitié que m'inspire
cette mère infortunée. Hélas! c'est surtout pour sa fille qu'elle doit

souffrir... Oh! c'est affreux... Mais nous les sauverons, nous assurerons
leur avenir, n'est-ce pas, monseigneur! Dieu merci, je suis riche; pas
autant que je le voudrais, maintenant que j'entrevois un nouvel usage de
la richesse; mais, s'il le faut, je m'adresserai à M. d'Harville, je le
rendrai si heureux qu'il ne pourra se refuser à aucun de mes nouveaux
caprices, et je prévois que j'en aurai beaucoup de ce genre. Nos
protégées sont fières, m'avez-vous dit, monseigneur; je les en aime
davantage; la fierté dans l'infortune prouve toujours une âme élevée...
Je trouverai le moyen de les sauver sans qu'elles croient devoir mes
secours à un bienfait... Cela sera difficile... tant mieux! Oh! j'ai déjà
mon projet; vous verrez, monseigneur... vous verrez que l'adresse et
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