Les mystères de Paris, Tome III | Page 2

Eugène Süe
qui le dévorait, quoique j'en
ignorasse la cause... Attendons tout du temps, de la raison. Peu à peu il
reconnaîtra le prix de l'affection que vous lui offrez, et il se résignera
comme il s'était résigné jusqu'ici sans avoir les touchantes consolations
que vous lui offrez...

--Et qui ne lui manqueront jamais, je vous le jure, monseigneur.
--Maintenant, songeons à d'autres infortunes. Je vous ai promis une
bonne oeuvre, ayant tout le charme d'un roman en action... Je viens
remplir mon engagement.
--Déjà, monseigneur? Quel bonheur!
--Ah! que j'ai été bien inspiré en louant cette pauvre chambre de la rue
du Temple, dont je vous ai parlé... Vous n'imaginez pas tout ce que j'ai
trouvé là de curieux, d'intéressant!... D'abord vos protégés de la
mansarde jouissent du bonheur que votre présence leur avait promis; ils
ont cependant encore à subir de rudes épreuves; mais je ne veux pas
vous attrister... Un jour vous saurez combien d'horribles maux peuvent
accabler une seule famille...
--Quelle doit être leur reconnaissance envers vous!
--C'est votre nom qu'ils bénissent...
--Vous les avez secourus en mon nom, monseigneur?
--Pour leur rendre l'aumône plus douce... D'ailleurs, je n'ai fait que
réaliser vos promesses.
--Oh! j'irai les détromper... leur dire ce qu'ils vous doivent.
--Ne faites pas cela! Vous le savez, j'ai une chambre dans cette maison,
redoutez de nouvelles lâchetés anonymes de vos ennemis... ou des
miens... et puis les Morel sont maintenant à l'abri du besoin... Songeons
à notre intrigue. Il s'agit d'une pauvre mère et de sa fille, qui, autrefois
dans l'aisance, sont aujourd'hui, par suite d'une spoliation infâme...
réduites au sort le plus affreux.
--Malheureuses femmes!... Et où demeurent-elles, monseigneur?
--Je l'ignore.
--Mais comment avez-vous connu leur misère?

--Hier je vais au Temple... Vous ne savez pas ce que c'est que le
Temple, madame la marquise?
--Non, monseigneur...
--C'est un bazar très-amusant à voir; j'allais donc faire là quelques
emplettes avec ma voisine du quatrième...
--Votre voisine?...
--N'ai-je pas ma chambre, rue du Temple?
--Je l'oubliais, monseigneur...
--Cette voisine est une ravissante petite grisette, elle s'appelle Rigolette;
elle rit toujours, et n'a jamais eu d'amant.
--Quelle vertu... pour une grisette!
--Ce n'est pas absolument par vertu qu'elle est sage, mais parce qu'elle
n'a pas, dit-elle, le loisir d'être amoureuse; cela lui prendrait trop de
temps, car il lui faut travailler douze à quinze heures par jour pour
gagner vingt-cinq sous, avec lesquels elle vit!...
--Elle peut vivre de si peu?
--Comment donc! Elle a même comme objet de luxe deux oiseaux qui
mangent plus qu'elle; sa chambrette est des plus proprettes, et sa mise
des plus coquettes.
--Vivre avec vingt-cinq sous par jour! C'est un prodige...
--Un vrai prodige d'ordre, de travail, d'économie et de philosophie
pratique, je vous assure; aussi je vous la recommande: elle est, dit-elle,
très-habile couturière... En tout cas, vous ne seriez pas obligée de porter
les robes qu'elle vous ferait...
--Dès demain je lui enverrai de l'ouvrage... Pauvre fille!... Vivre avec
une somme si minime et pour ainsi dire si inconnue à nous autres riches,

que le prix du moindre de nos caprices a cent fois cette valeur!
--Vous vous intéressez donc à ma petite protégée, c'est convenu;
revenons à notre aventure. J'étais donc allé au Temple, avec Mlle
Rigolette, pour quelques achats destinés à vos pauvres gens de la
mansarde, lorsque, fouillant par hasard dans un vieux secrétaire à
vendre, je trouvai un brouillon de lettre, écrite par une femme qui se
plaignait à un tiers d'être réduite à la misère, elle et sa fille, par
l'infidélité d'un dépositaire. Je demandai au marchand d'où lui venait ce
meuble. Il faisait partie d'un modeste mobilier qu'une femme, jeune
encore, lui avait vendu, étant sans doute à bout de ressources... Cette
femme et sa fille, me dit le marchand, semblaient être des bourgeoises
et supporter fièrement leur détresse.
--Et vous ne savez pas leur demeure, monseigneur?
--Malheureusement, non... jusqu'à présent... Mais j'ai donné ordre à M.
de Graün de tâcher de la découvrir, en s'adressant, s'il le faut, à la
préfecture de police. Il est probable que, dénuées de tout, la mère et la
fille auront été chercher un refuge dans quelque misérable hôtel garni.
S'il en est ainsi, nous avons bon espoir; car les maîtres de ces maisons y
inscrivent chaque soir les étrangers qui y sont venus dans la journée.
--Quel singulier concours de circonstances! dit Mme d'Harville avec
étonnement. Combien cela est attachant!
--Ce n'est pas tout... Dans un coin du brouillon de la lettre restée dans le
vieux meuble, se trouvaient ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay.»
--Quel bonheur! Peut-être saurons-nous quelque chose par la duchesse,
s'écria vivement Mme d'Harville. Puis elle reprit avec un soupir: Mais,
ignorant le nom de cette femme, comment la désigner à Mme de
Lucenay?
--Il faudra lui demander si elle ne connaît
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