Les Voyages de Gulliver | Page 2

Jonathan Swift
le
capitaine Guillaume Prichard, prêt à monter l'Antilope et à partir pour la
mer du Sud. Nous nous embarquâmes à Bristol, le 4 de mai 1699, et
notre voyage fut d'abord très heureux.
Il est inutile d'ennuyer le lecteur par le détail de nos aventures dans ces
mers; c'est assez de lui faire savoir que, dans notre passage aux Indes
orientales, nous essuyâmes une tempête dont la violence nous poussa;
vers le nord-ouest de la terre de Van- Diemen. Par une observation que
je fis, je trouvai que nous étions à 30° 2' de latitude méridionale. Douze
hommes de notre équipage étaient morts par le travail excessif et par la
mauvaise nourriture. Le 5 novembre, qui était le commencement de
l'été dans ces pays-là, le temps étant un peu noir, les mariniers
aperçurent un roc qui n'était éloigné du vaisseau que de la longueur
d'un câble; mais le vent était si fort que nous fûmes directement
poussés contre l'écueil, et que nous échouâmes dans un moment. Six
hommes de l'équipage, dont j'étais un, s'étant jetés à propos dans la
chaloupe, trouvèrent le moyen de se débarrasser du vaisseau et du roc.
Nous allâmes à la rame environ trois lieues; mais à la fin la lassitude ne
nous permit plus de ramer; entièrement épuisés, nous nous
abandonnâmes au gré des flots, et bientôt nous fûmes renversés par un
coup de vent du nord:
Je ne sais quel fut le sort de mes camarades de la chaloupe, ni de ceux
qui se sauvèrent sur le roc, ou qui restèrent dans le vaisseau; mais je

crois qu'ils périrent tous; pour moi, je nageai à l'aventure, et fus poussé,
vers la terre par le vent et la marée. Je laissai souvent tomber mes
jambes, mais sans toucher le fond. Enfin, étant près de m'abandonner,
je trouvai pied dans l'eau, et alors la tempête était bien diminuée.
Comme la pente était presque insensible, je marchai une demi-lieue
dans la mer avant que j'eusse pris terre. Je fis environ un quart de lieue
sans découvrir aucune maison ni aucun vestige d'habitants, quoique ce
pays fût très peuplé. La fatigue, la chaleur et une demi-pinte
d'eau-de-vie que j'avais bue en abandonnant le vaisseau, tout cela
m'excita à dormir. Je me couchai sur l'herbe, qui était très fine, où je fus
bientôt enseveli dans un profond sommeil, qui dura neuf heures. Au
bout de ce temps-là, m'étant éveillé, j'essayai de me lever; mais ce fut
en vain. Je m'étais couché sur le dos; je trouvai mes bras et mes jambes
attachés à la terre de l'un et de l'autre côté, et mes cheveux attachés de
la même manière. Je trouvai même plusieurs ligatures très minces qui
entouraient mon corps, depuis mes aisselles jusqu'à mes cuisses. Je ne
pouvais que regarder en haut; le soleil commençait à être fort chaud, et
sa grande clarté blessait mes yeux. J'entendis un bruit confus autour de
moi, mais, dans la posture où j'étais, je ne pouvais rien voir que le soleil.
Bientôt je sentis remuer quelque chose sur ma jambe gauche, et cette
chose, avançant doucement sur ma poitrine, monter presque jusqu'à
mon menton. Quel fut mon étonnement lorsque j'aperçus une petite
figure de créature humaine haute tout au plus de trois pouces, un arc et
une flèche à la main, avec un carquois sur le dos! J'en vis en même
temps au moins quarante autres de la même espèce. Je me mis soudain
à jeter des cris si horribles, que tous ces petits animaux se retirèrent
transis de peur; et il y en eut même quelques-uns, comme je l'ai appris
ensuite, qui furent dangereusement blessés par les chutes précipitées
qu'ils firent en sautant de dessus mon corps à terre. Néanmoins ils
revinrent bientôt, et l'un d'eux, qui eut la hardiesse de s'avancer si près
qu'il fut en état de voir entièrement mon visage, levant les mains et les
yeux par une espèce d'admiration, s'écria d'une voix aigre, mais
distincte: Hekinah Degul. Les autres répétèrent plusieurs fois les
mêmes mots; mais alors je n'en compris pas le sens. J'étais, pendant ce
temps-là, étonné, inquiet, troublé, et tel que serait le lecteur en pareille
situation. Enfin, faisant des efforts pour me mettre en liberté, j'eus le
bonheur de rompre les cordons ou fils, et d'arracher les chevilles qui

attachaient mon bras droit à la terre; car, en le haussant un peu, j'avais
découvert ce qui me tenait attaché et captif. En même temps, par une
secousse violente qui me causa une douleur extrême, je lâchai un peu
les cordons qui attachaient mes cheveux du côté droit (cordons plus
fins que mes cheveux mêmes), en sorte que je me trouvai en état de
procurer à ma tête un petit mouvement libre. Alors ces insectes
humains se mirent en fuite et poussèrent des cris très aigus. Ce
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 105
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.