Le dangereux jeune homme | Page 4

René Boylesve
genre bien passé de mode. Si
elle vous ennuie, interrompez-moi. Admettons que mon héroïne
s'appelait... madame des Gaudrées. C'est le nom d'une ferme que j'ai
possédée en Anjou. Je situe ma pastorale aux environs de
Pont-l'Évêque. Messieurs, je fus, un des premiers, invité chez cette
personne après son mariage avec un de mes camarades de collège.
Nous nous traitions de camarades: Gaudrées était jadis entré en
cinquième au lycée Henri IV, alors que j'y faisais, moi, ma philosophie;
c'est vous dire que j'étais pour lui un ancien.
--Et que, en cette qualité, vous étiez admis à vous chauffer aux rayons
de la lune de miel...
--Des Gaudrées, je vous en ai avertis, était un homme aimé.
--Un vaurien, je parie?
Pas même: un rien du tout. Mis à la porte du lycée, il avait, comme on
dit, achevé ses études dans une boîte à bachot, rue Lhomond, à Paris,
où il ne décrocha, d'ailleurs, jamais aucun bachot. Il possédait une terre
en Normandie; il était laid; il n'avait pas l'air plus intelligent qu'il ne
l'était. Une jeune fille, belle comme une fée, se toqua de lui lors de la

première visite qu'il fit, une fois de retour en sa province. Comme il lui
racontait, en parfaite bonne foi, ses échecs universitaires, et qu'il
ajoutait: «Je m'en bats l'oeil», il paraît que la demoiselle avait estimé
cette singulière expression spirituelle au possible, et le jeune
blackboulé irrésistible. Qui ne sait, en effet, que de beaucoup moins
que rien naissent parfois les très grandes amours?
»Le vieux manoir des Gaudrées reçut bientôt là plus ravissante
châtelaine qu'eussent contenue jamais ses murailles élevées sous Louis
XIII, s'il vous plaît.
--Ah! vous nous avez avertis que vous défiguriez les lieux; ne trichez
pas, je vous prie!
--Je change les noms et me promène à ma guise sur la carte de France,
entendu. C'est bien dans une gentilhommière déjà construite au temps
de Mansard et de Le Nôtre que j'arrivai, par une soirée d'août de... de
quelle année?... Hé! hé! il s'en est bien écoulé plus de vingt depuis
lors!...
»L'heureux mari vint me prendre à une petite gare au moyen d'une
automobile, véhicule encore rare à l'époque, et en compagnie d'un
parent à qui cette merveille appartenait. Je n'avais pas encore l'honneur
de connaître madame des Gaudrées. Je l'aperçus de la grille du parc,
avant que j'eusse mis pied à terre. Elle se promenait dans l'allée d'un
parterre fleuri formant tapis devant la demeure, et elle tenait une haute
canne à la main;
»--Ah! sapristoche! m'écriai-je.
»--Qu'as-tu? me demanda mon hôte.
»--Mais, mon vieux, ta femme est une beauté!
»J'entends encore mon ancien camarade ricaner, d'un air fat:
»--Croyais-tu, me dit-il, que j'avais épousé un laideron?

»--C'est bien pourtant ce que tu méritais!...
» Je vous ai dit que ce Gaudrées était laid et bête. Répondez-moi:
croyez-vous que de tels hommes puissent être aimés?
--Heu... heu! fit M. Bernereau, j'en ai connu de ce calibre qui ont été
cocufiés royalement. Le mari, entre autres, à qui votre histoire me
faisait penser soudain, et dont j'aurai sans doute à vous entretenir
prochainement.
--N'anticipons pas! s'écria M. de Soucelles. Si vous nous dites que votre
Gaudrées fut aimé, nous le croyons, du moins provisoirement; le
caprice des femmes est sans bornes, et j'ajouterai que c'est bien heureux
pour la plupart d'entre nous.
--Messieurs, je me vois approchant de cette idéale créature dans le petit
parterre... J'entends crier le gravier sous mes semelles. Je sens l'odeur
des buis à laquelle se mêlait celle d'oeillets d'Inde fraîchement arrosés,
et qui d'ordinaire ne me plaît pas du tout. Vous dirai-je que c'est un
mélange qui, tout détestable qu'il soit demeuré pour ma narine, ne va
jamais sans me faire, encore aujourd'hui, quasiment pâmer, par la
nostalgie qu'il me communique de ce précieux instant...
--Bref, vous êtes tombé amoureux de votre madame des Gaudrées avant
de lui avoir baisé la main!
--Amoureux?... Je ne sais. Il y avait ce sacripant qui me gênait, qui
ricanait toujours, et de qui c'est elle qui était amoureuse!
--Elle était amoureuse. Mais le saviez-vous déjà en posant le pied dans
le petit parterre?
--Si je le savais! si je le savais!... Laissez-moi parler. Pendant que
j'entendais crier le gravier sous ma botte, pendant que je respirais
l'odeur du buis et des oeillets d'Inde, savez-vous ce qu'elle faisait,
madame des Gaudrées?... Oui, oui, elle tournait vers nous son charmant
visage? Oui, elle nous souriait? Évidemment, messieurs. Elle tournait
son charmant visage vers lui, à lui seul elle souriait! Et ensuite elle se

laissait par moi baiser la main? Elle m'adressait un petit mot d'accueil?
Parbleu! elle savait vivre. Mais, aussitôt, elle se jetait, je dis, messieurs,
«se jetait» à la tête de son époux, et elle l'embrassait, devant moi, de
quelle manière? Cyniquement. J'aurais giflé ce misérable.
--Elle
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