Le dangereux jeune homme | Page 3

René Boylesve
vous m'aimiez!...
--Possible, disait Gisèle, mais je n'aimerai certainement pas un
loufoque! Allez, ouste! Vous ne voyez pas que vous mouillez tout chez
moi?
Robert ne comprenait pas plus son ridicule que son erreur:
--Mais, enfin! disait-il. Je vous aime, moi! Et qu'ai-je fait?
--Mon petit, vous avez fait ce qui ne se fait pas.
* * * * *
Ah! pensa Robert, jeté dehors par un coup de poing conforme aux
prescriptions de la méthode Hébert; il y a donc des choses qui ne se
font pas?...
La scène n'avait pas été sans produire quelque éclat, et des portes
s'entr'ouvraient dans le corridor éclairé. On vit Robert, les cheveux
trempés et lui ruisselant en mèches stupides sur les oreilles. On
chuchotait, tout le long du couloir; on pouffait. Le malheureux eût

voulu éviter plus que tous autres son beau-frère et sa soeur: ce fut sur
eux qu'il tomba. Ils regagnaient, les derniers, leurs chambres. A cet
aspect de lessive, le beau-frère eut tôt fait de deviner ce qui était
advenu à Robert, et, comme sa femme allait s'attendrir, il lui fit:
--Ça y est!... J'attendais cela. Je vois que ça s'est bien passé.
--Mais, quoi donc?
--Ton frérot vient de prendre sa leçon de choses. Il ne suffit pas d'être
«nouveau jeu», il faut connaître les règles du jeu nouveau. Maintenant,
il les sait!...

LES TROIS PERSONNES
A Émile Henriot.
A la Potinière d'une ville d'eaux, entre midi et une heure, trois
messieurs se trouvèrent pressés, et, comme ils causaient là, ventre à
ventre, ils convinrent d'aller déjeuner ensemble.
Ils avaient passé la cinquantaine et modifié leur visage depuis peu,
s'étant rasés à la manière des générations neuves et ayant rejeté vers
l'occiput ce qu'il leur restait de cheveux grisonnants ou gris. Ils étaient
nu-tête et en pantalon blanc.
Ils convinrent d'aller déjeuner près de là, sous les arbres de l'auberge à
la mode, entre une verte pelouse de la largeur d'un mouchoir et un
orchestre excellent. Les automobiles passaient, bruissaient, empestaient;
le vent d'est secouait tentes et parasols et rabattait la nappe sur les
assiettes. Les trois messieurs, en léger costume d'été, s'installèrent
fermement.
De quoi parler, entre quinquagénaires, lorsqu'on mange bien et que le
vacarme des machines, uni d'une façon paradoxale aux langueurs de la
valse-hésitation, stupéfie vos pensées? De quoi parler, sinon de
souvenirs?

Remembrances gaillardes, aventures de régiment, de chemin de fer ou
de chasse, l'écume de la mémoire, sont mises en commun tout d'abord;
puis, à mesure que l'intimité naît en dépit du tintamarre, et si la
musique, par hasard perçue, vient à vous caresser les nerfs, voilà des
sources plus limpides qui jaillissent, et vous éprouvez le besoin
d'exprimer enfin quelque chose qui compte.
Tout beau! Au premier geste de confidence, l'un des trois hommes, M.
de Soucelles, leva la main comme un chef d'orchestre qui arrête net ses
musiciens:
--Messieurs, dit-il, nous glisserions trop vite à l'épanchement
mensonger qui embellit une aventure dans le temps même que celle-ci
prend consistance! Interdisons-nous de toucher à aucune affaire où
nous ayons joué un rôle avantageux. Il faut à tout prix, si l'on veut bien
dire, limiter son discours. Et que penseriez-vous, pour écarter les
vantardises, de raconter exclusivement des mésaventures? Chacun de
nous, que diable! connaît bien une femme qu'il ait un jour voulu
attaquer, ou qu'il ait attaquée, et sans succès, s'étant heurté, comme dit
mon fils, guerrier, «à un bec de gaz»!...
--Ne reste que l'embarras du choix! dit modestement M. Bernereau.
M. Briçonnet, le troisième, se souvint aussitôt d'avoir goûté un amer
plaisir, au moins une fois, près d'une femme qu'il eût aimée plus
qu'aucune, mais qui était éprise, à la folie, de son mari.
--Oh! fit M. de Soucelles, s'il s'agit d'une amoureuse légitime, à vous
l'honneur, ô Briçonnet: la mienne aimait son amant.
--La mienne aussi, dit M. Bernereau.
I
M. Briçonnet laissa passer une soixante-chevaux à échappement libre,
dont le bruit, sans proportion avec les capacités du tympan humain,
étouffa le «Clair de lune» de Werther; et il allait entamer son histoire,
quand trois automobiles, lancées à toute allure, et qui se voulaient

distancer, déchirèrent l'atmosphère de leur impertinent klakson. Ces
messieurs attendirent avec la résignation touchante des hommes de
progrès, qui ont accepté une fois pour toutes les inconvénients de la vie
moderne.
Enfin il fut un instant possible d'écouter l'orchestre excellent que les
clients de la célèbre auberge payaient cher, et alors M. Briçonnet
commença:
--Je jure de dire la vérité, toute la vérité, fit-il en levant la main, comme
à la barre, mais je modifie les noms propres et la topographie.
--Ce sera règle admise; opinèrent les deux autres; nous sommes, au
moins en cela, de la vieille école, et nous observons quelque discrétion
en racontant des histoires de femmes.
--Je vous préviens que c'est une idylle,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 57
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.