Le Négrier, Vol. IV | Page 3

Édouard Corbière
maux et ces chagrins qui affectent tant quand on est jeune, et qui
s'effacent si vite lorsqu'à vingt ans on a, pour se consoler, une maîtresse
comme celle que je venais de retrouver. Bientôt enfin je savourai un
bonheur pour lequel je ne me croyais pas fait. J'eus des jours de félicité
et de calme, d'ivresse et d'enchantement, et pendant quelques années
qui s'écoulèrent comme le songe d'une nuit paisible, je perdis pour ainsi
dire, dans les bras de la plus aimante et de la plus aimable des femmes,
l'âpreté et l'impétuosité de mon caractère. Courant, pour passer mon
temps, à Porto-Ricco ou à la Côte-Ferme, pour aller chercher des
bestiaux et les revendre dans l'île; achetant des nègres sur tous les
marchés pour les céder avec bénéfice, personne ne connut bientôt
mieux que moi le prix d'un boeuf ou la différence d'un Cap-Laost à un
Cap-Coast, ou d'un Ibo à un Loango[1]. Quel plaisir j'éprouvais, après
quelques jours de mer passés péniblement sur un caboteur, à retrouver
au Figuier mon tranquille ménage, tenu avec tant d'ordre et de goût par
ma pauvre Rosalie! Et avec quelle bonté cette excellente fille réservait
religieusement une partie de nos épargnes pour envoyer un peu d'argent
à ma mère, qui semblait être devenue la sienne!
[Note 1: Noms de différentes espèces de nègres.]
«Tant de fidélité et de sagesse doivent avoir une récompense, me dis-je:
il faut que Rosalie devienne ma femme.» Je croyais, avec les idées
pieuses que je lui connaissais, lui faire accueillir mon projet en le lui
annonçant. Je me trompais.
--Je suis ta maîtresse, Léonard, me dit-elle, et jamais l'on ne m'a vue
fière de porter aux yeux du monde un titre qui blesse les moeurs de
convention de cette société au milieu de laquelle il nous faut vivre.
Mais je suis heureuse de pouvoir chaque jour t'offrir une preuve de
dévouement. Une fois ta femme, ce sacrifice de tous les instans
deviendrait un devoir. Ne gâtons pas, mon ami, le sentiment qui nous
enchaîne si tendrement l'un à l'autre. Va, notre amour est plus précieux
qu'un acte de mariage. J'ai deux années de plus que toi: dans dix ans,

j'aurais peut-être à souffrir, comme épouse, ce que je me sentirai encore
la force de te pardonner, s'il le faut, comme maîtresse. Et puis, mon ami,
faut-il que je te le rappelle, à ma honte? tu n'as pas été mon premier
amant, et je tiens plus à tout ce qui touche à ta famille et à toi, qu'à tout
ce qui ne regarde que ma réputation. Laisse-moi le plaisir, presque sans
remords, d'être encore ton amante.... Seulement, si le ciel m'accorde la
grâce de mourir avant toi, peut-être qu'au dernier moment je ferai des
voeux pour descendre dans la tombe avec le nom de ton épouse et je
suis bien sûre qu'alors tu pardonneras à mon exigence, et que tu ne
refuseras pas à ta Rosalie un titre que tu lui offres aujourd'hui; n'est-ce
pas?
--Mais dis-moi une chose que je n'ai pu encore m'expliquer: comment
se fait-il que je t'aie inspiré un amour si absolu, si désintéressé? Car,
enfin, on ne peut pas dire que je sois un homme aimable, séduisant; et
cependant tu m'as sacrifié des amans plus dignes de toi. Pourquoi cela?
Je t'avoue que j'ai beau chercher à me relever à mes propres yeux, je ne
vois rien en moi qui puisse me faire concevoir le sentiment, qu'avec
toutes tes qualités et ton esprit, tu as conçu pour un homme de ma
façon.
--Non, tu as raison, et je ne veux pas te flatter. Pour les autres femmes,
tu n'es pas sans doute ce qu'on peut appeler un homme aimable. Mais je
ne sais ce que je trouve en toi, qui me captive plus que ne pourrait le
faire l'amabilité des hommes les plus distingués.... Il me semble, dans
tes manières franches et décidées, dans ta physionomie ouverte et
guerrière, et jusque dans ta mise négligée et pourtant gracieuse, trouver
quelque chose de romanesque et de vague qui s'accorde avec mes idées.
Sans pouvoir dire enfin pourquoi tu me plais, je sens, dans l'abandon de
ton coeur et dans la délicatesse un peu sauvage de ton humeur, que tu
es l'homme de toute ma vie, et celui que je rêvais bien avant de te
connaître. Tu ne sais pas, toi, et tu ne peux pas même savoir combien
j'éprouve d'orgueil quand je te vois si généreux envers les malheureux,
et si fier avec les hommes opulens! Et tiens, quand j'ai besoin de me
faire pardonner à mes propres yeux l'irrégularité de notre liaison, et
l'intimité de notre amour, je pense à tout ce que tu vaux, et je me dis:
«Celui que j'aime est le plus libéral comme le plus brave de tous les

hommes.» C'est dans
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