Le Négrier, Vol. IV | Page 2

Édouard Corbière
Ses traits étaient pâles et abattus,
ses yeux tristes et ternes, mais c'était bien ainsi qu'elle m'était apparue
dans mon délire....
--Que me veux-tu? m'écriai-je. Comment se fait-il que je te revoie ici?
N'aurais-je pas encore recouvré ma raison?
--Léonard, mon ami, oh! je t'en supplie, ne bouge pas! Reste, reste
tranquille! C'est moi, c'est Rosalie qui vient te rendre à la vie... mais, au
nom du ciel, ne bouge pas!
--Rosalie!... mais comment?... Non, ma tête s'égare... c'est impossible!...
Que je suis malheureux!
--Il ne me reconnaît pas! Léonard, Léonard, ne me retire pas ta main....
Regarde-moi, regarde-moi bien encore. C'est moi, c'est ta Rosalie!
Sa main était dans la mienne; je la touchais, je la pressais de mes doigts
agités. Sa tête, penchée sur ma figure, m'inondait de larmes.
--Ah! s'il est vrai que le délire ne m'abuse pas, dis-moi, apprends-moi

comment il se fait que je te voie ici? Parle, parle; j'ai besoin de
t'entendre encore. Où suis-je? est-ce bien toi, toi, Rosalie?
--Léonard, je te dirai tout... Mais, au nom du ciel, ne parle pas; qu'il te
suffise de me savoir près de toi, près de toi pour toujours, pour la vie.
--Pour la vie... près de moi!... mais si c'était un songe!... J'en mourrais.
Rosalie, ne m'abuse pas. Et alors sa bouche rapprochée de la mienne, se
reposa sur mon front brûlant.
--Que fais-tu, malheureuse! Si tu m'aimes, crains de m'approcher, et de
respirer le mal qui m'embrase encore!
--Et que puis-je craindre quand tu m'es rendu, et que je suis auprès de
toi? Vingt fois pendant tes plus cruels accès, n'ai-je pas cherché à
éteindre sur ta bouche le feu qui la consumait?
--Quoi, pendant mon délire tu n'as pas craint?... Ah! je ne m'abusais
donc pas, c'étaient tes baisers qui suspendaient mes douleurs poignantes;
c'était dans ta main que ma brûlante main reposait avec plus de calme.
Oui, oui, maintenant je ne redoute plus d'être séduit par une illusion
cruelle: c'est toi, c'est bien toi!...
Un moment d'abattement succéda à cet excès d'émotions trop vives
pour moi. Peu à peu je revins à un état plus paisible. Je voulus savoir de
la bouche de mon amie par quel prodige je jouissais du bonheur de la
revoir...
--Je t'apprendrai tout ce que tu veux savoir; mais, avant tout,
promets-moi par un signe seulement que tu ne parleras pas.
Je le lui promis, et j'écoutai en souriant de bonheur et d'espoir:
--Un marin, venu de la Martinique, m'apprit à Roscoff comment tu étais
parvenu à te sauver d'Angleterre: il t'avait parlé ici. Ces renseignemens
me suffirent. Je quittai Roscoff, où je ne pouvais plus vivre privée de
toi. Je me rendis à Brest. Je vis ta mère; elle m'accueillit avec bonté, et
elle ne put me détourner du projet que j'avais formé. Arrivée en

Angleterre je parvins à m'assurer un passage sur un bâtiment qui allait à
Sainte-Lucie. Je partis...
--Pauvre amie!
--Mais tu m'as promis de m'écouter en silence, mon ami.... En arrivant
sur les côtes de la Martinique, le capitaine de notre bâtiment fut
informé, par un navire que nous rencontrâmes, de la prise de l'île. Il se
décida alors à faire voile pour Saint-Pierre, et depuis deux jours je jouis
du bonheur d'être auprès de toi et de t'avoir rappelé à la vie.
--A la vie? Ah! oui, je sens maintenant que je pourrai vivre encore, et si
jamais le sort me rend à la santé...
--Le sort! Dis un autre mot, je t'en supplie.
--Et si jamais la Providence...
--Oh! encore un autre mot, dis-le, dis-le pour moi, je t'en prie, à
genoux!
--Eh bien! puisque tu le veux, si jamais le Ciel permet que je recouvre
la santé, c'est toi qui seras ma consolation, mon ange tutélaire, mon
dieu sauveur.
--C'est assez maintenant; je ne veux plus que tu ouvres la bouche: tes
yeux me disent tout ce que je désire savoir de toi. C'est du repos qu'il
faut à tes sens épuisés. Dors, dors en paix près de moi. Ma main ne
quittera plus la tienne, et mes yeux veilleront sur ton sommeil, sur ton
existence...
Je voulais encore m'enivrer du son de sa voix et du feu de ses regards
caressans: son doigt placé sur mes lèvres me défendit de parler, et je me
laissai aller au sommeil le plus doux que j'eusse jamais goûté.
Celui-là seul qui a éprouvé l'amertume des regrets et les déchiremens
du désespoir, connaît tout ce qu'il y a de divin dans l'amour d'une
femme; mais il sait aussi que ce n'est qu'au prix du malheur que l'on

apprend à apprécier la douceur d'aimer un être qui s'est associé à toute
votre existence. Les soins de Rosalie, sa tendresse si attentive et si
ingénieuse, me rendirent bientôt à la santé. J'oubliai tout auprès d'elle,
et mes
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