Delphine | Page 2

Madame de Stael

ils sont conduits à un tel résultat. Chaque individu pris séparément vous
dira qu'il aime infiniment mieux rencontrer un caractère tel que celui de
Delphine, sensible, imprudent, inconsidéré, qu'un caractère égoïste,
habile et froid; et cependant la société ménagera l'un, et poursuivra
l'autre sans pitié. La raison de ce contraste entre les opinions de chacun
et de tous, c'est, je crois, que chaque homme en particulier trouve de
l'avantage dans ses rapports avec ceux qui ont, si je puis m'exprimer
ainsi, des torts généreux, une bonté sans calcul, une franchise
imprévoyante; mais la société réunie prend un esprit de corps, un désir
de se maintenir telle qu'elle est, une personnalité collective enfin, et ce
sentiment la porte à préférer les caractères égoïstes et durs dans leurs
relations intimes, lorsqu'ils respectent extérieurement les convenances
reçues, aux caractères plus intéressans en eux-mêmes, quand ils
s'affranchissent trop souvent du joug que l'opinion veut imposer. Une
morale parfaite s'accorde avec tous les genres d'intérêts que peuvent
avoir les individus et la société, parce que la morale dans sa pureté est

tellement en harmonie avec la nature de l'homme, que les puissans
comme les foibles, les particuliers comme les corps, les esprits
médiocres comme les esprits supérieurs l'approuvent et la respectent. Il
n'en est pas de même des qualités naturelles; elles ont beaucoup moins
de régularité que les vertus, et quand elles ne sont pas guidées par des
principes très-austères, elles causent plus d'ombrage à la foule des gens
médiocres, que des défauts négatifs, préservateurs de soi-même, mais
qui ne troublent point cette législation des convenances à l'abri de
laquelle se reposent les préjugés et les amours-propres. On a dit que
l'hypocrisie étoit un hommage rendu à la vertu; la société prend cet
hommage pour elle, et, comme toutes les autorités, elle juge les actions
des hommes seulement dans leurs rapports avec son intérêt. Il y a aussi
dans les caractères d'une franchise remarquable, tels que celui de
Delphine, dans ces caractères qui n'admettent ni prétextes ni détours
pour les témoignages et l'expression des sentimens nobles et tendres,
une puissance singulièrement importune à la plupart des hommes.
Plusieurs essayent de traduire par une vertu ce que leur intérêt leur
inspire, et mutuellement on se passe tous ces sophismes, espérant bien
tromper à son tour, pour récompense de s'être laissé tromper; mais
quand il arrive au milieu de ce paisible et doucereux accord un
caractère inconsidérément vrai, il semble que ce qu'on appelle la
civilisation en soit troublée et qu'il n'y ait plus de sûreté pour personne,
si toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur sens.
Enfin la supériorité de l'esprit et de l'âme suffit à elle seule pour
alarmer la société. La société est constituée pour l'intérêt de la majorité,
c'est-à-dire des gens médiocres: lorsque des personnes extraordinaires
se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en attendre du bien ou du
mal; et cette inquiétude la porte nécessairement à les juger avec rigueur.
Ces vérités générales s'appliquent aux femmes d'une manière bien plus
forte encore: il est convenu qu'elles doivent respecter toutes les
barrières, porter tous les genres de joug; et comme il y auroit de
l'inconvénient pour le bonheur de la société en général à ce que le plus
grand nombre des femmes eût des sentimens passionnés ou même des
lumières très-étendues, il n'est pas étonnant qu'à cet égard la société
redoute tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable.
Le caractère de Delphine, les malheurs qui résultent pour elle de ce

caractère prouvent précisément ce que je viens de développer. Je n'ai
jamais voulu présenter Delphine comme un modèle à suivre; mon
épigraphe prouve que je blâme et Léonce et Delphine, mais je pense
qu'il étoit utile et sévèrement moral de montrer comment avec un esprit
supérieur on fait plus de fautes que la médiocrité même, si l'on n'a pas
une raison aussi puissante que son esprit; et comment avec un coeur
généreux et sensible, l'on se livre à beaucoup d'erreurs, si l'on ne se
soumet pas à toute la rigidité de la morale. Il faut un gouvernail d'autant
plus fort qu'il y a plus de vent dans les voiles. On demandoit à
Richardson pourquoi il avoit rendu Clarisse si malheureuse: C'est,
répondit-il, parce que je n'ai jamais pu lui pardonner d'avoir quitté la
maison de son père. Je pourrois aussi dire avec vérité que je n'ai pas
dans mon roman pardonné à Delphine de s'être livrée à son sentiment
pour un homme marié, quoique ce sentiment soit resté pur. Je ne lui ai
pas pardonné les imprudences que l'entraînement de son caractère lui a
fait commettre, et j'ai présenté tous ses revers comme en étant la suite
immédiate.
Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l'exemple de Delphine:
j'ai
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