Contes à la brune | Page 3

Armand Silvestre
la gorge à la femme qui la leur a procurée porte ses fruits. Les femmes galantes que Vacquerie, longtemps avant l'invention des horizontales et des agenouillées, appelait galamment des universelles et le pauvre Philoxène Boyer des conciliantes (avouez que le mot était joli et bien trouvé) vivent maintenant sous un véritable couteau de Damoclès. Leur sommeil coupable est peuplé de cauchemars sanglants. La vertu profitera, je l'espère, de celle terreur, et le dégo?t viendra à beaucoup de ces dames d'une carrière qui n'avait eu jusqu'ici que des fleurs. C'est un bien pour un mal. Seulement, je trouve que les messieurs qui ont entrepris cette morale en action vont un peu loin. Ils ne se contentent plus de décapiter leur bonne amie d'une nuit, pour emporter le chapelet de ses salaires honteux; ils massacrent en même temps ses domestiques et les enfants de ceux-ci. Si on les laisse faire, il extermineront, par la même occasion, toute la maison. Car, soyez certains que si, au devant de l'homme que la police cherche partout où il n'est pas, avec le flair de ses fins limiers, le concierge de la maison où s'est commis le crime et toute sa famille, ou quelque imprudent locataire s'était présenté au moment de sa fuite, il n'e?t pas hésité davantage à leur trancher le chef. J'en conclus que les immeubles où ces dames loueront des appartements deviendront dangereux à leurs voisins. Il y a là une question de risques locatifs, au moins aussi considérable que pour l'incendie et qui donnera à réfléchir aux gens prudents. Nos a?eux étaient plus sages qui ne laissaient pas ?divaguer?, comme disent les maires de village en parlant, dans leurs affiches, des chiens errants, les personnes faisant le métier de ramener chez elles les voyageurs, les rufians et les r?deurs de nuit, mais leur prescrivaient de vivre entre elles et comme clo?trées dans de profanes couvents où habitait la félicité antique. Hic habitat félicitas. La mode de ces maisons de retraite se perd de plus en plus, et c'est grand dommage pour la dignité des rues et des boulevards, et j'ajouterai pour le plaisir des gens raisonnables. Car il e?t suffi d'un peu d'imagination et de luxe oriental pour en faire la réalisation du Paradis de Mahomet sur la terre. Le ruisseau dans lequel elles se sont vidées a été comme une terre grasse et féconde pour le vice qui y a pullulé. Ah! comme les Romains et les gens d'Herculanum étaient d'autres artistes et d'autres philosophes que nous! Aujourd'hui c'est pour protéger les jours (non! les nuits) de ces pauvres filles, de leurs gens et de leurs colocataires, que je supplie le gouvernement de les enfermer à nouveau. Elles ne ch?meront pas, pour cela, de visites, vous pouvez être tranquilles; mais ceux qui les viendront voir ne le feront pas dans l'intention de les assassiner. Ce sera toujours un progrès.
* * * * *
Que l'homme s'exagère volontiers ses maux, et comme il se plaindrait moins de sa destinée, s'il considérait plus souvent les sorts pires que le sien et que d'autres ont subis avant lui! L'étude de l'histoire ne devrait nous servir qu'à conna?tre ces exemples monstrueux de déveine, chez certains héros, qui font dire aux gens raisonnables: ?Enfin! en voilà un qui était plus malheureux que moi!? Ce serait une excellente le?on de philosophie résignée, puisqu'il est entendu que, par une sage ordonnance de la Providence, nous sommes tous destinés à souffrir plus ou moins, et qu'il est logique de mesurer nos cris et nos révoltes à la part d'ennuis qui nous est faite.
Cette réflexion mélancolique me vient du bruit que font messieurs les bookmakers à propos de la mesure peu bienveillante, j'en conviens, dont ils viennent d'être l'objet. Il faut les voir, dans la banlieue, que presque tous habitent, exhaler leur colère le long du fleuve, comme les Hébreux à Babylone ou comme les damnés au bord du Styx. Le grand gémissement entendu dans Rhama n'était qu'une musiquette de quatre sous auprès de la douloureuse symphonie dont ils régalent les oreilles. A les entendre, tout est perdu pour la paix publique, et ils renverseront le gouvernement. C'est comme si c'était déjà fait! Ceux-ci geignent et ceux-là clament; tous vocifèrent et se démènent. On a osé toucher à un des corps les plus respectables de l'état moderne et secouer, dans leur personne, les assises de la société!... Que leur a-t-on fait pourtant, bon Dieu! Retiré tout simplement un inerte morceau de bois qui, ne leur servait qu'à ficher en terre pour faciliter leurs opérations.
On affirmait, dans mon village, que plusieurs s'étaient tués de désespoir. Eh bien, si, dans les champs élyséens d'un monde meilleur, leurs ombres toujours gémissantes rencontrent l'ombre éternellement mélancolique d'Abélard et que le grand érudit entende le sujet de leur plainte, quel ironique sourire sur ses lèvres où
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 49
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.