la main un panier couvert. 
--Illustre Canonet, dit-il avec émotion, votre belle voix va nous 
émerveiller plus que jamais tout à l'heure, grâce à ce petit remède; 
avalez-le, et vous verrez que cela vous fera du bien, les grands 
chanteurs de Paris ne vivent que de ça, m'a-t-on assuré. 
CANONET.--Merci, mon cher, merci! c'est-y du sucre, de la limonade, 
de... 
PHILÉAS.--Oh! c'est tout simplement des oeufs de mes poules, mon 
cher Canonet; il n'y a rien de si bon pour la voix! 
Canonet fit une grimace. 
--Pouah! s'écria-t-il avec dégoût, je ne les avalerai jamais; s'ils étaient 
cuits encore, je ne dis pas; mais crus, j'y répugne! 
Les amis du chantre, désolés, se pressèrent autour de lui. 
--Allons! du courage, Canonet, disaient-ils au malheureux. Songe que 
tu as l'honneur du village à soutenir! Si tu recules, nous sommes 
déshonorés! 
PHILÉAS.--C'est sûr! suivez mon raisonnement. Si ça le dégoûte, ça 
lui répugne; si ça lui répugne, ça lui fait horreur; si ça lui fait horreur, il 
n'avale rien! Par conséquent, pas de voix, et réduit à cagner devant ce 
piailleur de Rossignol. 
Canonet, harcelé par vingt personnes à la fois, se décida à prendre le 
remède de l'inexorable Philéas. 
--Vous le voulez tous? dit-il avec résignation, allons! je me dévoue 
pour l'honneur du village. Faites casser ces sales oeufs et... 
PHILÉAS, vivement.--Du tout, saperlotte, du tout! on avale la coquille 
avec, mon ami! Allons! une demi-douzaine seulement, et vous m'en 
direz des nouvelles! 
CANONET, avec effroi.--Comment! les coquilles aussi? 
PHILÉAS, tranquillement.--Bah! il n'y a que la première qui coûte! les 
autres iront toutes seules. CANONET.--Vous en parlez bien à votre 
aise, vous! goûtez-y donc un peu, pour voir. 
PHILÉAS, avec aplomb.--Moi, c'est autre chose! je n'en ai pas besoin; 
tandis que vous, Canonet, vous, l'objet de notre orgueil, de nos 
espérances, vous n'êtes plus à vous! vous appartenez à vos concitoyens, 
Canonet! Vous ne devez pas reculer, Canonet!! Vous écouterez nos
voix aimantes, Canonet!!! Vous avalerez les oeufs, Canonet!!!! 
[Illustration 05.png] 
CANONET, _ému_.--Assez! je cède aux instances de mes compatriotes! 
(On le félicite et on le remercie.) Donnez-moi ces oeufs, et (avec 
douleur) finissons-en! Puisse ce remède... ce fichu remède me ramener 
ma voix _hégarée_. 
En achevant ces paroles, l'infortuné chantre avala avec des efforts et 
des contorsions terribles un des oeufs que lui présentait Philéas. 
CANONET.--Hou! heu! heu! satanée coquille! avec ça qu'elle est d'un 
dur! (Il mâche.) Là! ça va mieux comme ça. (Il respire.) 
PHILÉAS, avec empressement.--En voilà un autre, mon ami. 
CANONET.--Assez de coquilles, dites donc! J'avale l'intérieur, voilà 
tout. Ça suffira. 
PHILÉAS, _contrarié_.--Il fera moins d'effet, aussi. 
CANONET.--Nous allons voir. (Il avale un oeuf.) À la bonne heure, 
comme ça. (Il en avale un autre.) Ça va tout seul. (Quatrième oeuf.) 
Comme une lettre à la poste... (Cinquième oeuf.) et voilà le sixième qui 
passe... qui... pouah! heu! pouah! ah! l'horreur!... (Il crache.) 
PHILÉAS, ahuri.--Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce qu'il y a? 
CANONET.--Mais il a cinq ou six ans, cet oeuf-là! oh! là! là! que j'ai 
mal au coeur! 
PHILÉAS, vivement.--Retiens-toi, retiens-toi, Canonet! Garde tes cinq 
oeufs. Il t'en faut un sixième, d'ailleurs. Le dernier ne compte pas, 
puisqu'il est mauvais. 
CANONET, avec terreur.--Je n'en veux plus. J'en ai assez. 
PHILÉAS, _affairé, sans l'écouter_.--Vite, Gadinet, Rustaud, 
Brisemiche, un oeuf frais, très frais ou nous sommes perdus! 
Les amis de Canonet se précipitèrent pour apporter l'oeuf demandé; on 
cherchait en vain dans la maison voisine, quand on entendit chanter une 
poule dans le poulailler. Philéas, enchanté, courut vers la niche et fit 
triomphalement avaler l'oeuf tout chaud au pauvre Canonet; puis on fit 
cercle autour de lui, pour savoir si le remède avait réussi. 
La joie de ses amis fut complète quand Canonet fila un son formidable, 
qui fit pâlir Rossignol et ses adversaires, groupés à l'autre bout de la 
place. Les applaudissements éclatèrent et Canonet, se rengorgeant, 
déclara que ses moyens étant au grand complet, la lutte pouvait 
commencer.
Pendant que Canonet avalait oeuf sur oeuf avec un courage admirable, 
Rossignol, inquiet des _préparatifs_ de son adversaire, buvait force 
tisanes de toutes espèces. Son ami Larigot, nigaud de première force, 
hochait la tête en le voyant faire. Rossignol, ennuyé de ses gestes 
désapprobateurs, l'interpella brusquement. 
ROSSIGNOL.--Ah! ça, pourquoi que tu as l'air de me blâmer, toi! 
N'est-ce pas prudent de m'éclaircir la voix comme mon rival? 
LARIGOT.--Oui, mais pas de cette manière-là. Je crois avoir entendu 
dire que le lait de poule est ce qu'il y a de mieux pour la poitrine. Ça 
vaudrait mieux que les drogues que tu ingurgites. 
ROSSIGNOL, _frappé_.--Tiens, tu as raison! Je me rappelle aussi 
qu'on me l'a dit. Mais où avoir cette boisson? 
LARIGOT.--Il faut demander à Philéas. Saindoux n'est pas du village 
de Canonet, ça doit lui être égal de te voir triompher de ce fifi-là! 
Larigot alla donc aborder Philéas qui    
    
		
	
	
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