Une politique europèenne : la France, la Russie, lAllemagne et la guerre au Transvaal | Page 9

Etienne Grosclaude
de sa personne, et subventionne de ses deniers une révolution à Johannesburg. Ses moyens le lui permettent: la De Beers et les Goldfields lui ont fait une fortune dont il use prodigalement, frugal et simple dans le train de sa vie privée, mais fastueux et insatiable dans ses appétits politiques. Il s'est trouvé que l'affaire de la révolution de Johannesburg était infiniment moins payante que le sol du Witwatersrand; la Chartered ne l'a pas été davantage jusqu'à présent, et l'on a vu la période des calamités s'ouvrir presqu'en même temps que celle des fautes: Job, de mille tourments atteint, n'eut pas à subir une série noire aussi prolongée que celle de M. Cecil Rhodes, qui vit fondre sur sa destinée, dans l'espace de quelques mois, l'épidémie de fièvre la plus meurtrière, la révolte des Cafres dans la Rhodesia, la rhinder-pest sur le bétail, la perte de sa commandite révolutionnaire et la captivité de Jameson, la publication du dossier secret dans la campagne contre le Transvaal, enfin l'obligation de se démettre, en présence du lachage de ses principaux complices. Tant de ruines accumulées ne l'émotionnèrent pas plus que celle des actionnaires de mines d'or mis à mal par sa politique, et il n'en perdit pas l'appétit, ni la combativité. Ce fut ce qui le sauva.
Un détail montrera quel fut à cette époque l'acharnement du Destin contre cet homme: en arrivant de Buluwayo au Cap, il trouva sur le quai du chemin de fer un de ses meilleurs amis qui l'attendait avec une figure de circonstance:
--Rhodes! un nouveau malheur!
--Quoi donc?
--Votre maison du Cap a br?lé cette nuit...
(C'était une somptueuse demeure, où Rhodes avait accumulé des bibelots de prix, le seul luxe matériel auquel il fut sensible).
--Vous m'avez fait une peur! murmura-t-il sans sourciller, et, après une innocente malice sur le compte de l'infortuné Jameson, il s'engagea dans une interminable conversation d'affaires, puis il prit le bateau sans être allé visiter les décombres, étant de ceux qui sont trop occupés de ce qu'il y a devant eux pour regarder en arrière.
Le trait le plus significatif de cet homme de caractère est, je crois, peu connu: à trente ans, ayant réalisé à Kimberley l'immense fortune que l'on sait, il jugea ne pouvoir faire un meilleur emploi du loisir opulent qui s'offrait à lui qu'en allant passer au collège d'éton le temps nécessaire à l'acquisition d'une culture littéraire, indispensable pour un homme public en Angleterre, et que son absorption précoce dans les charbonnages de Natal ne lui avait pas permis de se procurer jusqu'alors.
La pratique des belles-lettres et de la philosophie scolaire paraissent lui avoir aiguisé l'esprit sans l'orner et n'avoir point affiné la rudesse de son tempérament. Il fait partie du Conseil privé de la Reine, mais ce n'est assurément point un homme de cour. L'obsédante contention de sa pensée ne laisse guère de place aux soins de la courtoisie et il ne s'applique aucunement à envelopper l'impression de ses sentiments dans la conversation ni dans le discours en public. Son action personnelle dans les négociations d'homme à homme est extrême, mais il n'a point de talent oratoire, et ses intimes éprouvent un violent malaise chaque fois qu'il discourt dans un banquet,--si l'on n'a pris soin auparavant de retirer tous les plats.
Les enivrantes promesses de son impérialisme ne se sont pas réalisées de la fa?on qu'on attendait; il semble toutefois que M. Rhodes n'ait pas encore découragé chez ses compatriotes l'espérance, cet aliment de prédilection des spéculateurs financiers et politiques. Sa photographie se dresse sur tous les pianos du Royaume-Uni et des colonies ou pays de protectorat, et son nom, auréolé de gloire, est répété avec orgueil par tous les enfants de la forte race qui couvre un sixième du monde habité.
A voir en quelle gratitude l'Angleterre tient le fondateur de la Chartered, on se demande ce que les Belges doivent penser de l'homme auquel ils sont redevables de l'oeuvre glorieuse, pacifique et féconde du Congo. Le colonel Thys est un homme d'une encolure aussi puissante que celle de Cecil Rhodes, auquel on prétend qu'il ressemble physiquement; mais ses robustes épaules n'ont jamais laissé tomber le fardeau qu'elles avaient à soutenir, et il a tra?né jusqu'au bout le char un moment embourbé de l'état indépendant. Son chemin de fer ne menace ni le Caire, ni le Cap, mais il fait la meilleure besogne qu'on ait jamais obtenue d'une voie ferrée. Enfin le colonel Thys a l'heureuse chance d'être entouré d'amis qui ne le comparent pas à Napoléon, ni même à Alexandre le Grand, quoiqu'il soit en train de donner à son pays un empire incomparable, tandis que, financièrement discrédité par la Chartered, moralement amoindri par Jameson, et politiquement dépossédé par l'échec électoral de son parti dans la colonie du Cap, dont il avait été si longtemps le premier ministre, M. Cecil Rhodes nous fait
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