Trois contes | Page 3

Gustave Flaubert
nez
crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps
après,--c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse,
portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons.
Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages.
Félicité invariablement déjouait leurs astuces; et ils s'en allaient pleins
de considération pour elle.

A des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du
marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et qui
vivait à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait
toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes
salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître
gentilhomme jusqu'à soulever son chapeau chaque fois qu'il disait:
«Feu mon père,» l'habitude l'entraînant, il se versait à boire coup sur
coup, et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment:
«Vous en avez assez, Monsieur de Gremanville! A une autre fois!» Et
elle refermait la porte.
Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate
blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune,
sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui
produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes
extraordinaires.
Comme il gérait les propriétés de «Madame», il s'enfermait avec elle
pendant des heures dans le cabinet de «Monsieur», et craignait toujours
de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des
prétentions au latin.
Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau
d'une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes
du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant
une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu'on
harponnait, etc.
Paul donna l'explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute
son éducation littéraire.
Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la
Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa
botte.
Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de
Geffosses.

La cour est en pente, la maison dans le milieu; et la mer, au loin,
apparaît comme une tache grise.
Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on
déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul
reste d'une habitation de plaisance, maintenant disparue. Le papier de la
muraille en lambeaux tremblait aux courants d'air. Mme Aubain
penchait son front, accablée de souvenirs; les enfants n'osaient plus
parler. «Mais jouez donc!» disait-elle; ils décampaient.
Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets
sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient
comme des tambours.
Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des
bleuets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons
brodés.
Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages.
La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un
brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques.
Des boeufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces
quatre personnes passer. Dans la troisième pâture quelques-uns se
levèrent, puis se mirent en rond devant elles.--«Ne craignez rien!» dit
Félicité; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'échine
celui qui se trouvait le plus près; il fit volte-face, les autres l'imitèrent.
Mais, quand l'herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable
s'éleva. C'était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les
deux femmes. Mme Aubain allait courir.--«Non! non! moins vite!»
Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle
sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient
l'herbe de la prairie; voilà qu'il galopait maintenant! Félicité se retourna,
et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu'elle lui jetait dans
les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur
en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage avec ses
deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut bord. Félicité
reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des

mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle
criait:--«Dépêchez-vous! dépêchez-vous!» Mme Aubain descendit le
fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de
gravir le talus, et à force de courage y parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie; sa bave lui
rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut le
temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise,
s'arrêta.
Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à
Pont-l'Évêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas
qu'elle eût rien fait d'héroïque.
Virginie l'occupait exclusivement;--car elle eut, à la suite de son effroi,
une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de
mer de
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