la porte. 
-- À présent, mère, dit Boulba, donne ta bénédiction à tes enfants; prie 
Dieu qu'ils se battent toujours bien, qu'ils soutiennent leur honneur de
chevaliers, qu'ils défendent la religion du Christ; sinon, qu'ils périssent, 
et qu'il ne reste rien d'eux sur la terre. Enfants, approchez de votre mère; 
la prière d'une mère préserve de tout danger sur la terre et sur l'eau. 
La pauvre femme les embrassa, prit deux petites images en métal, les 
leur pendit au cou en sanglotant. 
-- Que la Vierge... vous protège... N'oubliez pas, mes fils, votre mère. 
Envoyez au moins de vos nouvelles, et pensez... 
Elle ne put continuer. 
-- Allons, enfants,dit Boulba. 
Des chevaux sellés attendaient devant le perron. Boulba s'élança sur 
son Diable[14], qui fit un furieux écart en sentant tout à coup sur son 
dos un poids de vingt pouds[15], car Boulba était très gros et très lourd. 
Quand la mère vit que ses fils étaient aussi montés à cheval, elle se 
précipita vers le plus jeune, qui avait l'expression du visage plus tendre; 
elle saisit son étrier, elle s'accrocha à la selle, et, dans un morne et 
silencieux désespoir, elle l'étreignit entre ses bras. Deux vigoureux 
Cosaques la soulevèrent respectueusement, et l'emportèrent dans la 
maison. Mais au moment où les cavaliers franchirent la porte, elle 
s'élança sur leurs traces avec la légèreté d'une biche, étonnante à son 
âge, arrêta d'une main forte l'un des chevaux, et embrassa son fils avec 
une ardeur insensée, délirante. On l'emporta de nouveau. Les jeunes 
Cosaques commencèrent à chevaucher tristement aux côtés de leur père, 
en retenant leurs larmes, car ils craignaient Boulba, qui ressentait aussi, 
sans la montrer, une émotion dont il ne pouvait se défendre. La journée 
était grise; l'herbe verdoyante étincelait au loin, et les oiseaux 
gazouillaient sur des tons discords. Après avoir fait un peu de chemin, 
les jeunes gens jetèrent un regard en arrière; déjà leur maisonnette 
semblait avoir plongé sous terre; on ne voyait plus à l'horizon que les 
deux cheminées encadrées par les sommets des arbres sur lesquels, 
dans leur jeunesse, ils avaient grimpé comme des écureuils. Une vaste 
prairie s'étendait devant leurs regards, une prairie qui rappelait toute 
leur vie passée, depuis l'âge où ils se roulaient dans l'herbe humide de 
rosée, jusqu'à l'âge où ils y attendaient une jeune Cosaque aux noirs
sourcils, qui la franchissait d'un pied rapide et craintif. Bientôt on ne vit 
plus que la perche surmontée d'une roue de chariot qui s'élevait au- 
dessus du puits; bientôt la steppe commença à s'exhausser en montagne, 
couvrant tout ce qu'ils laissaient derrière eux. 
Adieu, toit paternel! adieu, souvenirs d'enfance! adieu, tout! 
CHAPITRE II 
Les trois voyageurs cheminaient en silence. Le vieux Tarass pensait à 
son passé; sa jeunesse se déroulait devant lui, cette belle jeunesse que le 
Cosaque surtout regrette, car il voudrait toujours être agile et fort pour 
sa vie d'aventures. Il se demandait à lui-même quels de ses anciens 
camarades il retrouverait à la setch; il comptait ceux qui étaient déjà 
morts, ceux qui restaient encore vivants, et sa tête grise se baissa 
tristement. Ses fils étaient occupés de toutes autres pensées. Il faut que 
nous disions d'eux quelques mots. À peine avaient-ils eu douze ans, 
qu'on les envoya au séminaire de Kiew, car tous les seigneurs de ce 
temps-là croyaient nécessaire de donner à leurs enfants une éducation 
promptement oubliée. À leur entrée au séminaire, tous ces jeunes gens 
étaient d'une humeur sauvage et accoutumés à une pleine liberté. Ce 
n'était que là qu'ils se dégrossissaient un peu, et prenaient une espèce de 
vernis commun qui les faisait ressembler l'un à l'autre. L'aîné des fils de 
Boulba, Ostap, commença sa carrière scientifique par s'enfuir dès la 
première année. On l'attrapa, on le battit à outrance, on le cloua à ses 
livres. Quatre fois il enfouit son ABC en terre, et quatre fois, après 
l'avoir inhumainement flagellé, on lui en racheta un neuf. Mais sans 
doute il eût recommencé une cinquième fois, si son père ne lui eût fait 
la menace formelle de le tenir pendant vingt ans comme frère lai dans 
un cloître, ajoutant le serment qu'il ne verrait jamais la setch, s'il 
n'apprenait à fond tout ce qu'on enseignait à l'académie. Ce qui est 
étrange, c'est que cette menace et ce serment venaient du vieux Boulba 
qui faisait profession de se moquer de toute science, et qui conseillait à 
ses enfants, comme nous l'avons vu, de n'en faire aucun cas. Depuis ce 
moment, Ostap se mit à étudier ses livres avec un zèle extrême, et finit 
par être réputé l'un des meilleurs étudiants. L'enseignement de ce 
temps-là n'avait pas le moindre rapport avec la vie qu'on menait; toutes
ces arguties scolastiques, toutes ces finesses rhétoriques et logiques 
n'avaient rien de commun avec l'époque, et ne trouvaient d'application 
nulle part. Les savants d'alors    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.