Son Excellence Eugène Rougon | Page 7

Emile Zola
sentant le froid jeté par sa dernière phrase, eut un sourire. Il haussa la voix.
Il poursuivit son antithèse, en balan?ant les mots, certain de son effet.
?Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissance d'un seul doit être regardée comme le salut de tous, l'Enfant de France semble aujourd'hui nous donner, à nous, comme aux générations futures, le droit de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est désormais le gage de la clémence divine.? Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés comprirent, et un murmure d'aise passa dans la salle.
L'assurance d'une paix éternelle était vraiment douce.
Ces messieurs, rassurés, reprirent leurs poses charmées d'hommes politiques faisant une débauche de littérature. Ils avaient des loisirs. L'Europe était à leur ma?tre.
?L'empereur, devenu l'arbitre de l'Europe, continuait le rapporteur avec une ampleur nouvelle, allait signer cette paix généreuse, qui, réunissant les forces productives des nations, est alliance des peuples autant que celle des rois, lorsqu'il plut à Dieu de mettre le comble à son bonheur en même temps qu'à sa gloire. N'est-il pas permis de penser que, dès cet instant, il entrevit de nombreuses années prospères, en regardant ce berceau où repose, encore si petit, le continuateur de sa grande politique?? Très jolie encore, cette image. Et cela était certainement permis: des députés l'affirmaient, en hochant doucement la tête. Mais le rapport commen?ait à para?tre un peu long. Beaucoup de membres redevenaient graves; plusieurs même regardaient les tribunes du coin de l'oeil, en gens pratiques qui éprouvaient quelque ennui à se montrer ainsi, dans le déshabillé de leur politique. D'autres s'oubliaient, la face terreuse, songeant à leurs affaires, battant de nouveau du bout des doigts l'acajou de leurs pupitres; et, vaguement, dans leur mémoire, passaient d'anciennes séances, d'anciens dévouements, qui acclamaient des pouvoirs au berceau.
M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l'heure; quand l'aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste désespéré; il manquait un rendez-vous. C?te à c?te, M. Kahn et M. Béjuin restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes, passant des grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée, s'était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une attitude superbe de taureau assoupi.
Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un mouvement rythmé et béat des épaules.
?Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif, dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité d'origine avec l'empereur, laquelle lui donne presque un droit de famille de plus qu'aux autres corps de l'état de s'associer aux joies du souverain.
?Fils, comme lui, du libre voeu du peuple, le Corps législatif devient donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l'auguste Enfant l'hommage d'un respect inaltérable, d'un dévouement à toute épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la Foi politique une religion dont on bénit les devoirs.? Cela devait approcher de la fin, du moment où il était question d'hommage, de religion et de devoirs. Les Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse, tandis que Mme Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Mme Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d'état, auprès de M. Jules d'Escorailles.
En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement:
?Nous vous proposons, messieurs, l'adoption pure et simple du projet de loi tel qu'il a été présenté par le Conseil d'état.? Et il s'assit, au milieu d'une grande rumeur.
?Très bien! très bien!? criait toute la salle.
Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l'attention souriante ne s'était pas démentie une minute, lan?a même un: ?Vive l'empereur!? qui se perdit dans le bruit. Et l'on fit presque une ovation au colonel Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s'oubliant à applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l'extase des premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de congratulations.
C'était la fin de la corvée. D'un banc à l'autre, on échangeait des mots aimables, pendant qu'un flot d'amis se précipitaient vers le rapporteur, pour lui serrer énergiquement les deux mains.
Puis, dans le brouhaha, un mot domina bient?t.
?La délibération! la délibération!? Le président, debout au bureau, semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle subitement respectueuse, il dit:
?Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu'on passe immédiatement à la délibération.
--Oui, oui?, appuya d'une seule clameur la Chambre entière.
Et il n'y eut pas de délibération. On vota tout de suite.
Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent adoptés par assis et levé. A peine le président achevait-il la lecture de l'article, que, du
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