Sodome et Gomorrhe - Volume 2 | Page 3

Marcel Proust
par le chapeau mou, fort bien
porté avec le smoking. Pendant les premières secondes où le petit groupe se fut engouffré
dans le wagon, je ne pus même pas parler à Cottard, car il était suffoqué, moins d'avoir
couru pour ne pas manquer le train, que par l'émerveillement de l'avoir attrapé si juste. Il
en éprouvait plus que la joie d'une réussite, presque l'hilarité d'une joyeuse farce. «Ah!
elle est bien bonne! dit-il quand il se fut remis. Un peu plus! nom d'une pipe, c'est ce qui
s'appelle arriver à pic!» ajouta-t-il en clignant de l'oeil, non pas pour demander si
l'expression était juste, car il débordait maintenant d'assurance, mais par satisfaction.
Enfin il put me nommer aux autres membres du petit clan. Je fus ennuyé de voir qu'ils
étaient presque tous dans la tenue qu'on appelle à Paris smoking. J'avais oublié que les
Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l'affaire Dreyfus,
accélérée par la musique «nouvelle», évolution d'ailleurs démentie par eux, et qu'ils
continueraient de démentir jusqu'à ce qu'elle eût abouti, comme ces objectifs militaires
qu'un général n'annonce que lorsqu'il les a atteints, de façon à ne pas avoir l'air battu s'il
les manque. Le monde était d'ailleurs, de son côté, tout préparé à aller vers eux. Il en était
encore à les considérer comme des gens chez qui n'allait personne de la société mais qui
n'en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin passait pour un Temple de la Musique.
C'était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la
Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom,
prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige
extraordinaire. Enfin certains jeunes gens du faubourg s'étant avisés qu'ils devaient être
aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la
musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d'une réputation énorme. Ils en
parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et
s'intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain
respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition. Jusqu'ici cette
mondanité latente des Verdurin ne se traduisait que par deux faits. D'une part, Mme
Verdurin disait de la princesse de Caprarola: «Ah! celle-là est intelligente, c'est une
femme agréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles, les gens qui
m'ennuient, ça me rend folle.» Ce qui eût donné à penser à quelqu'un d'un peu fin que la
princesse de Caprarola, femme du plus grand monde, avait fait une visite à Mme
Verdurin. Elle avait même prononcé son nom au cours d'une visite de condoléances
qu'elle avait faite à Mme Swann après la mort du mari de celle-ci, et lui avait demandé si

elle les connaissait. «Comment dites-vous? avait répondu Odette d'un air subitement
triste.--Verdurin.--Ah! alors je sais, avait-elle repris avec désolation, je ne les connais pas,
ou plutôt je les connais sans les connaître, ce sont des gens que j'ai vus autrefois chez des
amis, il y a longtemps, ils sont agréables.» La princesse de Caprarola partie, Odette aurait
bien voulu avoir dit simplement la vérité. Mais le mensonge immédiat était non le produit
de ses calculs, mais la révélation de ses craintes, de ses désirs. Elle niait non ce qu'il eût
été adroit de nier, mais ce qu'elle aurait voulu qui ne fût pas, même si l'interlocuteur
devait apprendre dans une heure que cela était en effet. Peu après elle avait repris son
assurance et avait même été au-devant des questions en disant, pour ne pas avoir l'air de
les craindre: «Mme Verdurin, mais comment, je l'ai énormément connue», avec une
affectation d'humilité comme une grande dame qui raconte qu'elle a pris le tramway. «On
parle beaucoup des Verdurin depuis quelque temps», disait Mme de Souvré. Odette, avec
un dédain souriant de duchesse, répondait: «Mais oui, il me semble en effet qu'on en
parle beaucoup. De temps en temps il y a comme cela des gens nouveaux qui arrivent
dans la société», sans penser qu'elle était elle-même une des plus nouvelles. «La
princesse de Caprarola y a dîné, reprit Mme de Souvré.--Ah! répondit Odette en
accentuant son sourire, cela ne m'étonne pas. C'est toujours par la princesse de Caprarola
que ces choses-là commencent, et puis il en vient une autre, par exemple la comtesse
Molé.» Odette, en disant cela, avait l'air d'avoir un profond dédain pour les deux grandes
dames qui avaient l'habitude d'essuyer les plâtres dans les salons nouvellement ouverts.
On sentait à son ton que cela voulait dire qu'elle, Odette, comme Mme de Souvré, on ne
réussirait pas à les embarquer dans ces galères-là.
Après l'aveu qu'avait fait Mme Verdurin de l'intelligence de la princesse de Caprarola, le
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