Servitude et Grandeur Militaires | Page 9

Alfred de Vigny
le dos vo?té à la manière des vieux officiers d'infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l'uniforme, et l'on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage endurci mais bon, comme à l'armée il y en a tant. Il me regarda de c?té sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu'il arma, en passant de l'autre c?té de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant:
?Ah! c'est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte?
--Volontiers, dis-je en m'approchant, il y a vingt-quatre heures que je n'ai bu.?
Il avait à son cou une noix de coco, très bien sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d'argent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il me la passa, et j'y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir; je lui rendis le coco.
--?à la santé du roi! dit-il en buvant; il m'a fait officier de la Légion d'honneur, il est juste que je le suive jusqu'à la frontière. Par exemple, comme je n'ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c'est mon devoir.?
* * * * *
En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n'avions pas de temps à perdre; et comme j'étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regardais toujours sans questionner, n'ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez fréquente parmi nous.
Nous allames sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s'arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m'arrêtai aussi et je tachai d'exprimer l'eau qui remplissait mes bottes à l'écuyère, comme deux réservoirs où j'aurais eu les jambes trempées.
--?Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.
--Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.
--Bah! dans huit jours vous n'y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée; c'est quelque chose que d'être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j'ai là-dedans?
--Non, lui dis-je.
--C'est une femme.?
Je dis: ?Ah!? sans trop d'étonnement, et je me remis en marche tranquillement, au pas. Il me suivit.
--?Cette mauvaise brouette-là ne m'a pas co?té bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus; mais c'est tout ce qu'il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.?
Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué; et comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s'approchant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant: ?Eh bien, vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.?
Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l'armée le luxe et les grades de ces corps d'officiers.
--?Cependant, ajouta-t-il, je n'accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n'est pas mon affaire, à moi.
--Mais, commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.
--Bah! une fois par an, à l'inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi j'ai toujours été marin, et depuis fantassin; je ne connais pas l'équitation.?
Il fit vingt pas en me regardant de c?té de temps à autre, comme s'attendant à une question: et comme il ne venait pas un mot, il poursuivit:
?Vous n'êtes pas curieux, par exemple! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.
--Je m'étonne bien peu, dis-je.
--Oh! cependant si je vous contais comment j'ai quitté la mer, nous verrions.
--Eh bien, repris-je, pourquoi n'essayez-vous pas? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m'entre dans le dos et ne s'arrête qu'à mes talons.?
Le bon chef de bataillon s'apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d'enfant. Il rajusta sur sa tête le shako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d'épaule que personne ne peut se représenter s'il n'a servi dans l'infanterie, ce coup d'épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment de son poids; c'est une habitude du soldat qui, lorsqu'il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d'encouragement dans le ventre du petit mulet, et commen?a.

CHAPITRE V
HISTOIRE DU CACHET ROUGE
Vous saurez d'abord, mon enfant, que je suis né à Brest; j'ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma
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