Scènes de mer, Tome I | Page 2

Édouard Corbière
fichant que, quand il chante, le mauvais temps vienne nous tomber sur le casaquin, comme pauvreté sur misère.
M. Laurenfuite, comme vous vous l'imaginez bien, était à cent lieues de supposer qu'il p?t inspirer, avec son talent d'artiste, une aussi facheuse opinion sur son mérite musical. Sa guitare lui avait valu déjà trop de conquêtes et de coups de baton, pour qu'il ne la regardat pas au contraire comme un talisman vainqueur et un moyen assuré de plaire à tout le monde, excepté aux amans et aux maris.
Il racontait ga?ment qu'à Cadix il avait mis tous les époux de la ville en campagne, pour trois ou quatre sérénades qu'il s'était exposé à donner aux plus jolies Andalouses. La femme d'un prince italien lui avait jeté par la fenêtre, pour prix d'un de ses couplets, une grosse bague en faux, qu'il portait encore au doigt, comme le trophée d'une de ses plus notables victoires. Partout enfin où son état de commis-voyageur sur mer l'avait appelé, il s'était vu obligé de séduire, dans les momens de loisirs que lui laissaient ses affaires, les femmes les plus aimables et les plus passionnées des places maritimes du globe. A la c?te d'Afrique même il avait poussé si loin l'art fatal qu'il avait de désunir les ménages, qu'un roi nègre avait fini par le chasser de ses états, en le contraignant à embarquer avec lui l'épouse infidèle qu'il était parvenu à subjuguer au bout de deux ou trois romances de sa composition.
Le moyen, je vous le demande, après des succès aussi signalés, de contester la puissance de la guitare de M. Laurenfuite, qui d'ailleurs ne paraissait sur le pont du navire, même à la mer, qu'avec une cravate toute rouge, en sautoir, et épinglée de deux grosses épingles attachées entre elles par une cha?nette en or? Or, je vous le demande encore, comment est-il possible de chercher à persuader à un homme qui porte une cravate rouge-cachemire, qu'il n'est pas le plus adorable de tous les mortels qui veulent bien se donner la peine de déshonorer toutes les femmes?
Ah! j'oubliais encore de dire que M. Laurenfuite, à tous les dons personnels que j'ai déjà cités, joignait l'avantage d'avoir une paire de gros favoris noirs luisans dont il prenait le soin le plus scrupuleux. C'était un de ses moyens de conquête les plus assurés, et il n'y aurait pas renoncé, j'en suis moralement s?r, pour toute une cargaison de sucre Havane.
Les deux compagnons de pacotille du brick l'Aimable-Zéphyr vivaient au mieux ensemble, et il ne pouvait guère en être autrement avec des caractères aussi opposés que les leurs. Il n'y a que les gens qui ont les mêmes go?ts, les mêmes appétits et les mêmes idées, qui ne se conviennent pas. Si tout le monde aimait la même femme et voulait boire du même vin, je vous prie de me dire ce que deviendrait tout le monde?
Lorsque couchés tous les deux dans leurs cabanes, le capitaine Sautard et son subrécargue causaient de choses et d'autres, à la clarté de la lampe qui, en se balan?ant au roulis, éclairait la grand'chambre du petit brick, M. Laurenfuite se lan?ait presque toujours dans les régions les plus élevées du sentiment et de la métaphysique. C'était un homme qui parlait de tout avec un aplomb d'ignorance admirable, sans avoir jamais rien appris, qu'à faire un compte-courant. Pour le capitaine Sautard, qui savait les quelques petites choses nécessaires à son métier, il causait peu, mais il écoutait beaucoup en dormant; et lorsque son interlocuteur inépuisable terminait l'entretien du soir en étendant les bras de toute la largeur de sa couche et en s'écriant: Oh! une femme! une femme! un ange! un ange! le capitaine lui répondait, en lui tournant le dos: Oui, c'est fameux une femme, quand on en tient une; mais c'est fichant quand il faut s'en passer: bonsoir!
Le romantique c'était M. Laurenfuite.
Le classique c'était le capitaine Sautard.
Ces deux représentans des doctrines littéraires qui divisent aujourd'hui la France de la Porte-Saint-Martin et du café de Paris, se rendaient assez bêtement à Sierra-Leone; ou plut?t, commercialement parlant, ils allaient assez bêtement échanger là leurs marchandises contre des écus.
Chemin faisant et avant d'arriver à leur destination, les deux associés touchèrent à Ténériffe pour y prendre douze pipes de Madère du cru, et aux ?les du Cap-Vert pour acheter six belles mules d'Espagne. Ils tenaient surtout à n'avoir dans leur cargaison que du bon et du fin, et à faire leur petit commerce avec le plus d'honneur et de probité possible. Ce n'est pas pour rien, je vous l'assure bien, que l'antiquité, qui avait aussi ses idées, a donné quatre ailes et un caducée à Mercure, dieu du commerce et d'autre chose.
De leur douze pipes de Ténériffe, ils commencèrent d'abord par faire quinze pipes d'excellent Madère sec; l'eau douce ne leur manquant pas plus,
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