Scènes de la vie de jeunesse | Page 2

Henry Murger
jamais raisonnable, dit entre ses dents M. de Sylvers.
--Folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à mourir est la seule chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s'était donc décidé à mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à ses jours.
--Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives.
--Parce que c'est la patrie du spleen, et que mon ami espérait qu'une fois atteint de cette maladie, il n'oserait plus hésiter au bord de sa résolution. Ulric passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à Londres quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comté de Sussex. Là, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous ses jours passés, toutes ses heures de soleil et d'ombre. Il se répéta qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie; et après avoir mis ses affaires en ordre, il prit un pistolet et s'aventura dans la campagne, où il chercha longtemps un endroit convenable pour rendre son ame à Dieu. Au bout d'une heure de marche il trouva un lieu qui réalisait parfaitement la mise en scène exigée pour un suicide. Il tira alors de sa poche son pistolet, qu'il arma résol?ment, et dont il posa le canon glacé sur son front br?lant. Il avait déjà le doigt appuyé sur la détente et s'apprêtait à la lacher, quand il s'aper?ut qu'il n'était pas seul, et qu'à dix pas de lui il avait un compagnon s'apprêtant également à passer dans l'autre monde.
Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le cou engagé dans le noeud d'une corde attachée à un arbre.
--Que faites-vous? lui demanda Ulric.
--Vous le voyez, dit l'autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon pour m'aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n'ayant pas ici les commodités nécessaires.
--Que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous être utile, monsieur? demanda Ulric.
--Je vous serais infiniment obligé, répondit l'autre, si vous vouliez me tirer de dessous les pieds ce tronc d'arbre, que je n'aurai peut-être pas la force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l'air. Je vous prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d'être bien s?r que l'opération a complètement réussi.
Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement au moment de mourir. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, et dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne appartenant aux classes distinguées de la société.
--Pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement à vos ordres, prêt à vous rendre les petits services que vous réclamez de moi: il faut bien s'entr'aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous détermine à mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre d'indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de me tuer sous l'ombrage de ce petit bois.
Et Ulric montra son pistolet à l'Anglais.
--Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous br?ler la cervelle, c'est un bon moyen. On me l'avait recommandé; mais je préfère la corde, c'est plus national.
--Serait-ce à cause d'un chagrin d'amour? demanda Ulric en revenant à son interrogatoire.
--Oh! non, dit l'Anglais, je ne suis pas amoureux.
--Une perte de fortune?
--Ah! non, je suis millionnaire.
--Peut-être quelques espérances d'ambition détruites?
--Je ne suis pas ambitieux.
--Ah! j'y suis, continua Ulric, c'est à cause du spleen, l'ennui....
--Ah! non, j'étais très heureux, très joyeux de vivre.
--Mais alors....
--Voici, monsieur, puisque cette confidence para?t vous intéresser, le motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d'un souper, j'ai parié avec un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée est très considérable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la mort n'a pas voulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à elle dans une heure, j'aurai perdu mon pari.... Et je veux le gagner.... Voilà pourquoi....
Ulric resta stupéfait.
--Maintenant, monsieur, que vous avez re?u ma confidence, je vous rappellerai la promesse que vous m'avez faite, dit l'Anglais, qui, monté sur le tronc d'arbre, venait de se remettre la corde au cou.
--Un instant, monsieur, de grace, je n'aurai jamais le courage.
--Eh! monsieur, dit l'autre, pourquoi donc m'avoir interrompu alors? Je n'ai pas de temps à perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit moins dix minutes, et à minuit il faut absolument que je sois mort.
En disant ces mots, voyant que l'aide d'Ulric allait lui faire défaut, l'Anglais chassa d'un coup de pied le tronc d'arbre qui l'attachait encore à la terre et se trouva suspendu.
L'agonie commen?a sur-le-champ. Ulric ne put assister de sang froid à cet horrible spectacle, et se sauva dans un champ voisin.
Au bout d'une demi-heure il revint près de l'arbre changé en gibet, et trouva l'Anglais roide, immobile, parfaitement mort. Cette vue donna à penser à mon jeune ami. Il trouva la mort fort
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