Rimes familières | Page 2

Camille Saint-Saëns
connu la haine ni l'envie;
La paix est dans ton coeur.
Ta mère n'est plus là: mais ton père est un frère
Et ta femme est un ciel;
La coupe qui souvent n'a qu'une lie amère
Pour toi n'a que du miel.
Peut-être voudrais-tu guerroyer dans l'armée
Des conquérants de l'Art,
Et qu'un jour t'acclamant, pour toi la
Renommée
Déployât l'étendard.
Imprudent! fuis la route où son clairon résonne!
Elle mène à l'enfer.
Si la déesse au front nous met une couronne,
La couronne est de fer.
Tu connaîtras, hélas! si ton char met sa roue
Dans ce chemin glissant,
L'ornière qui se creuse, et le froid sur ta joue
De l'Aquilon puissant!

Tu connaîtras les yeux menteurs, l'hypocrisie
Des serrements de mains,
Le masque d'amitié cachant la jalousie;
Les pâles lendemains
De ces jours de triomphe où le troupeau vulgaire
Qui pèse au même poids
L'histrion ridicule et le génie austère
Vous met sur le pavois!
La Gloire est infidèle et c'est une maîtresse
Plus âpre que la mort.
Quand on a le bonheur, à quoi bon cette
ivresse?
Crains de tenter le Sort!
Je sais qu'on avertit en vain ceux que dévore
La soif de l'inconnu.
Si le soir est trompeur, souviens-toi qu'à l'aurore
Je t'avais prévenu.
À MADAME PAULINE VIARDOT
Gloire de la Musique et de la Tragédie,
Muse qu'un laurier d'or
couronna tant de fois,
Oserai-je parler de vous, lorsque ma voix
Au
langage des vers follement s'étudie?
Les poètes guidés par Apollon vainqueur
Ont seuls assez de fleurs
pour en faire une gerbe
Digne de ce génie éclatant et superbe
Qui
pour l'éternité vous a faite leur soeur.
Du culte du beau chant prêtresse vénérée,
Ne laissez pas crouler son
autel précieux,
Vous qui l'avez reçu comme un dépôt des cieux,

Vous qui du souvenir êtes la préférée!

Ah! comment oublier l'implacable Fidès
De l'amour maternel
endurant le supplice,
Orphée en pleurs qui pour revoir son Eurydice

Enhardi par Éros pénètre dans l'Hadès!
Grande comme la Lyre et vibrante comme elle,
Vous avez eu dans
l'Art un éclat nonpareil
Vision trop rapide, hélas! que nul soleil

Dans l'avenir jamais ne nous rendra plus belle!
_CAVE CANEM_
Le chien n'est qu'un animal;
Mais l'homme, par qui tout change,
De
l'animal fait un ange,
De la bête un idéal;
D'un museau noir, un poème
De jais brillant au soleil.
Rien sous les
cieux n'est pareil
Aux pattes du chien qu'on aime,
À ses oreilles, tombant
Avec grâce, ou redressées,
Selon que vont
les pensées
De cet être captivant.
Un sourire est dans sa queue:
Le grand poète l'a dit.
Si quelque
intrus en médit,
On l'évite d'une lieue.
À son chien se confiant
Chacun pousse le courage
Jusqu'à braver de
la rage
Le péril terrifiant.
Devant Azor qu'on admire
Le genre humain disparaît.
Pour plus
d'une, que serait
Un amant, près de Zémire!
Ce fantoche intelligent
Grâce aux erreurs que je blâme
(Peut-être en
les partageant)
Prend le meilleur de notre âme.
À M. GABRIEL FAURÉ
Ah! tu veux échapper à mes vers, misérable!
Tu crois les éviter.
Ils sont comme la pluie: il n'est ni Dieu ni Diable

Qui les puisse arrêter.
Ils iront te trouver, franchissant les provinces
Et les départements,
Ainsi que l'hirondelle avec ses ailes minces
Bravant les éléments.
Si tu fermes ta porte, alors par la fenêtre
Ils te viendront encor,
Étincelants, cruels, comme de la Pharètre
Sortent des flèches d'or;
Et tu seras criblé de rimes acérées
Pénétrant jusqu'au coeur;
Et tu pousseras des clameurs désespérées
Sans calmer leur fureur.
Pour te défendre, Aulète à l'oreille rebelle,
Tu brandiras en vain
Du dieu Pan qui t'a fait l'existence si belle
La flûte dans ta main.
Elle rend sous ta lèvre experte et charmeresse
Un son voluptueux
Qui nous donne parfois l'inquiétante ivresse
D'un parfum vénéneux;
Des accords savoureux, inouïs, téméraires,
Semant un vague effroi,
Apportant un écho des surhumaines sphères,
Inconnus avant toi.
Mais l'essaim de mes vers, tourbillonnant, farouche,

Sur elle s'abattra,
Obstruant les tuyaux; le sens deviendra louche
Des sons qu'elle émettra;
Puis, jouet inutile entre tes mains d'athlète,
La flûte se taira.
O vengeance terrible et dont l'ingrat poète
Le premier gémira!
Car, pour lui, le retour de la rose ingénue
Après l'hiver méchant,
Après un jour brûlant la fraîcheur revenue
Ne valent pas ton chant!
LE CHÊNE
_À M. Edmond Cottinet._
Le chêne a-t-il grandi? tient-il bien sa promesse,
Ami des anciens jours?
Et ce que tu disais de lui dans sa jeunesse,
Le penses-tu toujours?
Oui, c'était bien un chêne, et d'une fleur de serre
Il n'a pas l'agrément;
Son écorce est rugueuse et sombre: en pleine
terre
Il a crû lentement.
Sa racine a senti bien souvent de la roche
Le contact détesté;
Mais elle la contourne et sur elle s'accroche
Avec ténacité.

Sa tête sans orgueil dépasse à peine l'herbe.
Qui durera verra!
L'herbe sera fauchée, et la cime superbe
Longtemps s'élèvera.
L'arbuste pousse vite et son riche feuillage
À bientôt recouvert
Le jeune arbre sans grâce et sans fleurs, qu'un
même âge
Fait moins fort et moins vert.
Sois patient! le Temps qui sans pitié ravage
Et la tige et la fleur
De l'arbuste, saura du vieux chêne
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