Quinze Jours en Egypte | Page 2

Fernand Neuray
anglais, du moins
jusqu'à midi. A dix heures, service divin. Dans le grand salon, le
capitaine, entouré des officiers, lit des versets de la Bible; l'assistance
répond en choeur; puis les «fidèles» chantent des cantiques, avec
accompagnement de piano et de bugle. La cérémonie, froide et sèche,
n'est pourtant pas dénuée de caractère. Sur toutes les mers du monde,
au même moment, à bord des innombrables navires qui promènent le
commerce, la force et le pavillon de l'Angleterre, le même Dieu est
officiellement invoqué, dans la même langue et dans le même appareil,
au nom de la nation. En Belgique, quand le gouvernement pourvut d'un
aumônier notre premier navire-école, la presse libérale se déchaîna. Au
nom de la liberté de conscience, naturellement. Heureuse Angleterre,
où cette espèce de fanatisme est encore inconnue ...
L'énergie française sommeillait, probablement, pendant que les Belges
faisaient le plan de la nouvelle ligne et que les Anglais lui imposaient
leur marque. «Sur notre mer: entre Marseille, notre grand port, et
l'Égypte, que la France ouvrit à l'Europe, ce sont des étrangers qui
créent, à notre barbe et au détriment des compagnies françaises, des
voies plus confortables et plus rapides» me disait, sur le pont de
l'Héliopolis, un de nos plus distingués confrères parisiens. Et il ajoutait
mélancoliquement: «C'est un sujet d'affligeantes réflexions, je vous
assure.»
L'Héliopolis est un gracieux colosse de douze mille tonnes--nos malles
congolaises en jaugent sept mille à peine! Cent quatre-vingt-cinq
mètres sur vingt, sept ponts, vingt noeuds à l'heure. Il bondit sur la mer
comme un lévrier géant. On y pourrait loger facilement plus de mille
passagers. Il a coûté sept millions de francs. A Marseille, il étonnait la
Cannebière elle-même. «Les autres bateaux, à côté de l'Héliopolis,
semblent des bateaux-mouches» nous disait le cocher qui nous
véhiculait, sous une pluie battante, à travers les rues boueuses d'un

Marseille sans soleil et sans joie, vers les bassins de l'Estaque.
Nous avons levé l'ancre, le samedi 7, à deux heures de l'après-midi,
quatre heures trop tard, à cause de l'affluence inattendue des passagers,
par un beau ciel. Plus un seul nuage; une mer verte et sans ride. Les
collines roses et les maisons blanches rayonnaient dans la chaude
lumière. Nous étions une vingtaine de journalistes à bord, Français et
Belges, invités à aller voir une autre Héliopolis, qui s'achève en ce
moment aux portes du Caire, sur la lisière de l'immense désert d'Arabie,
à deux pas des ruines de l'antique capitale religieuse de l'Égypte, cette
Héliopolis où l'on dit que Platon alla chercher la sagesse et dont les
idoles se seraient écroulées, d'après une tradition, quand la Sainte
Famille approcha de ses murailles.
L'Académie française et le Palais Bourbon avaient laissé partir M.
Maurice Barrès. Cet immortel justement célèbre est l'homme le plus
simple du monde. Il est fin et sympathique; pas l'ombre d'une pose; il
n'a parlé qu'une fois en public, au dessert d'un dîner de journalistes; son
éloquence est simple, élégante et forte. L'accent lorrain--c'est l'accent
de Virton atténué--ne l'a pas quitté tout à fait; il prononce «vin» et
«plein» en appuyant sur les finales, comme les gens du pays gaumais.
M. Joseph Galtier, du Temps, M. Maurice Muret, du Journal des
Débats, confrères aimables et très distingués; MM. Pierre Baudin,
ancien ministre des Travaux publics; Léon Parsons, attaché au Cabinet
du ministre Briand; Paul Adam, Jules Huret (Figaro), Verdier (Eclair),
Casella (Auto) et l'éditeur Pierre Laffitte; je crois que j'ai cité tous nos
confrères français. Nous étions treize Belges: Maurice des Ombiaux,
Jean d'Ardenne, Julius Hoste, de Borchgrave, de Laveleye, Ansel,
Garnir, Kaiser, Quadvlieg, Raquez, Rossel, Rotiers et votre serviteur.
L'aimable M. Cornet guidait notre caravane.
Manifestement, les vents et la mer ont craint d'avoir une mauvaise
presse. Pendant que les tempêtes se déchaînaient sur les mers
occidentales, l'Héliopolis voguait gentiment sur un lac tranquille et tout
bleu. Et le soleil avait conspiré en notre faveur avec les vents et la mer.
Au moment où nous entrions dans la rade d'Alexandrie, peuplée de
navires au repos et comme plantée de mâts rassemblés en bosquets, il

commençait de descendre dans les flots. Spectacle «à souhait pour le
plaisir des yeux»! Devant nous, la ligne courbe des maisons carrées
s'étendait, s'étirait comme un immense serpent blanc. Nous distinguions
des terrasses parmi des bouquets de palmiers. A l'Occident, d'énormes
bandes de feu brûlaient, aux confins de l'horizon, dans un ciel opalin.
La beauté des nuits orientales se révélait, à nos yeux enchantés.
Qu'on me reproche, si l'on veut, de découvrir l'Égypte. Je me risque à
dire un mot du plaisir que nous avons goûté, les plus blasés aussi bien
que les enthousiastes, en traversant le Delta, par une radieuse matinée,
dans le rapide qui nous emportait vers le Caire. La plaine a l'aspect d'un
vaste jardin cultivé et tout vert. Le ciel est bleu
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