rue Bonaparte. Au 
temps qu'elle était au bout du monde, j'avais vu que, de ce côté, les 
bords de l'abîme étaient gardés par un sanglier monstrueux et par quatre 
géants de pierre, assis en longues robes, un livre à la main, dans un 
pavillon, sur une grande cuve pleine d'eau, au milieu d'une plaine 
bordée d'arbres, près d'une immense église. Vous ne me comprenez pas? 
vous ne savez plus ce que je veux dire?... Hélas! après une vie 
d'opprobre, le pauvre sanglier de la maison Bailli est mort depuis 
longtemps. Les générations nouvelles ne l'ont point vu subir, captif, les 
outrages des écoliers. Elles ne l'ont point vu couché, l'oeil à demi clos, 
dans une résignation douloureuse. A l'angle de la rue Bonaparte, où il 
était logé dans une remise peinte en jaune et ornée de fresques 
représentant des voitures de déménagement attelées de percherons gris 
pommelé, s'élève maintenant une maison à cinq étages. Et quand je 
passe devant la fontaine de la place Saint-Sulpice, les quatre géants de 
pierre ne m'inspirent plus de terreurs mystérieuses. Je sais, comme tout 
le monde, leurs noms, leur génie et leur histoire: ils s'appellent Bossuet, 
Fénelon, Fléchier et Massillon. 
A l'occident aussi, j'avais touché les confins de l'univers ... Les hauteurs 
bouleversées de la Chaillot, la colline du Trocadéro, sauvage alors, 
fleurie de bouillons blancs et parfumée de menthe, c'était véritablement 
le bout du monde, les bords de l'abîme où l'on aperçoit l'homme nu qui 
n'a qu'une jambe, et qui marche en sautant, l'homme poisson et 
l'homme sans tête qui porte un visage sur la poitrine. Aux abords du 
pont qui, de ce côté fermait l'univers, les quais étaient mornes, gris, 
poudreux. Point de fiacres, quelques promeneurs à peine. Çà et là, 
accoudés au parapet, de petits soldats qui taillaient une baguette et 
regardaient couler l'eau. Au pied du cavalier romain qui occupe l'angle 
droit du Champ-de-Mars, une vieille, accroupie au parapet, vendait des 
chaussons aux pommes et du coco. Le coco était dans une carafe 
coiffée d'un citron. La poussière et le silence passaient sur ces choses. 
Maintenant le pont d'Iéna relie entre eux des quartiers neufs. Il a perdu 
l'aspect morne et désolé qu'il avait dans mon enfance. La poussière que 
le vent soulève sur la chaussée n'est plus la poussière d'autrefois. Le 
cavalier romain voit de nouvelles figures et de nouvelles moeurs. Il ne 
s'en attriste pas: il est de pierre.
Mais ce que j'aimais et connaissais le mieux, c'étaient les berges de la 
Seine; ma vieille bonne Nanette m'y menait promener tous les jours. J'y 
retrouvais l'arche de Noé de ma Bible en estampes. Car je ne doutais 
guère que ce ne fût le bateau de la Samaritaine, avec son palmier d'où 
sortait merveilleusement une fumée mince et noire. Cela se concevait: 
comme il n'y avait plus de déluge, on avait fait de l'arche un 
établissement de bains. 
Du côté du levant, j'avais visité le Jardin des Plantes et remonté la 
Seine jusqu'au pont d'Austerlitz. Là était la limite. Les plus hardis 
explorateurs de la nature finissent par trouver le point au delà duquel ils 
ne peuvent plus avancer. Il m'avait été impossible d'aller plus loin que 
le pont d'Austerlitz. Mes jambes étaient petites et celles de ma bonne 
Nanette étaient vieilles; et malgré ma curiosité et la sienne, car nous 
aimions tous deux les belles promenades, il nous avait toujours fallu 
nous arrêter sur un banc, sous un arbre, en vue du pont, au regard d'une 
marchande de gâteaux de Nanterre. Nanette n'était guère plus grande 
que moi. Et c'était une sainte femme en robe d'indienne à ramages, avec 
un bonnet à tuyaux. Je crois que la représentation qu'elle se faisait du 
monde était aussi naïve que celle que je m'en formais à son côté. Nous 
causions ensemble très facilement. Il est vrai qu'elle ne m'écoutait 
jamais. Mais il n'était pas nécessaire qu'elle m'écoutât. Et ce qu'elle me 
répondait était toujours à propos. Nous nous aimions tendrement l'un 
l'autre. 
Tandis qu'assise sur le banc, elle songeait avec douceur à des choses 
obscures et familières, je creusais la terre avec ma pelle au pied d'un 
arbre, ou bien encore je regardais le pont qui terminait pour moi le 
monde connu. 
Qu'y avait-il au delà? Comme les savants, j'en étais réduit aux 
conjectures. Mais il se présentait à mon esprit une hypothèse si 
raisonnable que je la tenais pour une certitude: c'est qu'au delà du pont 
d'Austerlitz s'étendaient les contrées merveilleuses de la Bible. Il y 
avait sur la rive droite un coteau que je reconnaissais pour l'avoir vu 
dans mes estampes, dominant les bains de Bethsabée. 
Au delà je plaçais la Terre-Sainte et la Mer Morte; je pensais que si on
pouvait aller plus loin, on apercevrait Dieu le père en robe bleue, sa 
barbe blanche emportée par le vent, et    
    
		
	
	
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