Peines damour perdues | Page 3

William Shakespeare
en faveur de votre
céleste science, je n'en garderai pas moins constamment la parole que
j'ai jurée, et je supporterai chaque jour toutes les privations des trois
années fixes. Donnez-moi l'écrit, que j'en prenne lecture, et je souscrirai
mon nom à ses plus rigoureux décrets.
LE ROI.--C'est vous rendre à propos, pour vous racheter de la honte qui
allait vous couvrir!
BIRON, lisant.--Item. «Que nulle femme ne s'approchera de ma cour, à
distance d'un mille.»--Cet article a-t-il été proclamé?
LONGUEVILLE.--Il y a quatre jours.
BIRON.--Voyons sous quelle peine.--(Lisant.) «Sous peine de perdre la
langue.» Qui a décerné cette peine?
LONGUEVILLE.--Hé! c'est moi.
BIRON.--Eh pour quelle raison, cher seigneur?
LONGUEVILLE.--Pour les éloigner de cette cour, par la terreur de
cette punition.
BIRON.--Voilà une dangereuse loi contre l'urbanité. (Lisant.) Item. «Si
un homme est surpris parlant à une femme dans l'espace de ces trois

années, il subira l'ignominie publique que toute la cour jugera à propos
d'infliger.» Pour cet article, vous le violerez vous-même, mon
souverain; car, vous savez bien qu'ici vient en ambassade la fille du roi
de France, pour vous parler à vous-même.--Une jeune princesse pleine
de grâce et de majesté! Elle vient traiter avec vous de la cession de
l'Aquitaine à son père, vieillard décrépit, infirme, et détenu dans son lit.
Ainsi, c'est un article fait en vain, ou c'est en vain que cette illustre
princesse vient à votre cour.
LE ROI.--Qu'en dites-vous, seigneurs? Cela a été tout à fait oublié.
BIRON.--C'est ainsi que l'étude est toujours en défaut; tandis qu'elle
s'occupe de ce qu'elle voudrait acquérir, elle oublie de faire ce qui est
nécessaire; et lorsqu'elle atteint l'objet qu'elle poursuit avec le plus
d'ardeur, c'est une conquête qui ressemble à celle d'une ville incendiée:
aussitôt gagnée, aussitôt perdue.
LE ROI.--Nous sommes contraints de violer ce décret; mais c'est la
nécessité qui nous force à souffrir ici le séjour de la princesse.
BIRON.--La nécessité nous rendra tous mille fois parjures dans l'espace
de ces trois années, car chaque homme naît avec ses penchants, qui ne
sont jamais domptés par la violence, mais toujours par une grâce
spéciale.--Si je viole ma foi, mon apologie sera cette excuse: je ne me
suis parjuré que par la force de la nécessité; aussi je souscris mon nom
sans réserve à ces lois, et je consens que celui qui les enfreindra dans la
moindre partie en soit puni par une honte éternelle: les tentations sont
pour les autres comme pour moi; mais je crois, malgré la répugnance
que je montre, que je serai encore le dernier à violer mon
serment.--Mais n'y a-t-il aucune récréation qui soit permise?
LE ROI.--Oui, il y en a: notre cour, vous le savez, est fréquentée par un
illustre voyageur d'Espagne. Cet homme possède toutes les belles
manières du monde: sa tête est une mine de phrases. Un homme dont
l'oreille est flattée du son de ses vaines paroles, comme de l'harmonie la
plus ravissante; homme, au surplus, d'une politesse accomplie, et que le
juste et l'injuste semblent avoir choisi pour être l'arbitre de leurs
disputes. Cet enfant de l'imagination, ce sublime Armado, dans les

intervalles de nos études, nous racontera, en termes pompeux, les
prouesses de maints chevaliers de l'Espagne basanée, qui ont péri dans
les querelles du siècle.--A quel point il vous amuse, messieurs, c'est ce
que j'ignore; mais pour moi, je proteste que j'aime beaucoup à
l'entendre mentir, et je le ferai entrer dans la troupe de mes ménétriers.
BIRON.--Armado! c'est un des plus illustres mortels: un homme à mots
nouvellement raffinés, le vrai chevalier de la mode!
LONGUEVILLE.--Ce bouffon de Costard et lui feront notre
divertissement. Ainsi donc, à l'étude, trois ans sont vite passés.
(Entrent Dull et Costard tenant une lettre.)
DULL[1].--Quelle est la personne du duc?
[Note 1: Dull; ce mot veut dire insipide, ennuyé.]
BIRON.--Le voici, l'ami; que veux-tu?
DULL.--Je représente moi-même sa personne, car je suis un officier de
police; mais je voudrais voir sa personne propre en chair et en os.
BIRON.--Voilà le duc.
DULL.--Le seigneur Arme... Arme... vous salue: il y a de vilaines
choses sur le tapis; cette lettre vous en dira davantage.
COSTARD.--Monsieur, le contenu[2] de cette lettre me touche aussi,
moi.
[Note 2: Jeu de mots intraduisible sur contents, contenu, et contempt,
mépris.]
LE ROI, prenant la lettre.--Une lettre du magnifique Armado!
BIRON.--Quelque mince qu'en soit le sujet, j'espère, par la grâce de
Dieu, de sublimes paroles.

LONGUEVILLE.--Beaucoup d'espérances pour peu de choses! Dieu
veuille nous donner la patience.
BIRON.--D'écouter ou de nous abstenir d'écouter.
LONGUEVILLE.--D'écouter patiemment, monsieur; et de rire
modérément; ou de nous abstenir de l'un et de l'autre.
BIRON.--Allons, monsieur, ce sera comme le style de la lettre nous
montera l'humeur à la gaieté.
COSTARD.--La matière, monsieur, me regarde, comme concernant
Jacquelinette. La forme en est que j'ai été pris sur le fait.
BIRON.--Sur quel fait?
COSTARD.--Dans
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