conté avec des mots rudes et des images à lui. Cependant 
cette banalité de la vie civilisée, détonnait beaucoup au milieu des ces 
hommes primitifs, avec ces grands silences de la mer qu'on devinait
autour d'eux; avec cette lueur de minuit, entrevue par en haut, qui avait 
apporté la notion des étés mourants du pôle. 
Et puis ces manières de Yann faisaient de la peine à Sylvestre et le 
surprenaient. Lui était un enfant vierge, élevé dans le respect des 
sacrements par une vieille grand'mère, veuve d'un pêcheur du village de 
Ploubazlanec. Tout petit, il allait chaque jour avec elle réciter un 
chapelet, à genoux sur la tombe de sa mère. De ce cimetière, situé sur la 
falaise, on voyait au loin les eaux grises de la Manche où son père avait 
disparu autrefois dans un naufrage. 
--Comme ils étaient pauvres, sa grand'mère et lui, il avait dû de très 
bonne heure naviguer à la pêche, et son enfance s'était passée au large. 
Chaque soir il disait encore ses prières et ses yeux avaient gardé une 
candeur religieuse. Il était beau, lui aussi, et, après Yann, le mieux 
planté du bord. Sa voix très douce et ses intonations de petit enfant 
contrastaient un peu avec sa haute taille et sa barbe noire; comme sa 
croissance s'était faite très vite, il se sentait presque embarrassé d'être 
devenu tout d'un coup si large et si grand. Il comptait se marier bientôt 
avec la soeur de Yann, mais jamais il n'avait répondu aux avances 
d'aucune fille. 
A bord, ils ne possédaient en tout que trois couchettes, - une pour deux 
- et ils y dormaient à tour de rôle, en se partageant la nuit. 
Quand ils eurent fini leur fête, --célébrée en l'honneur de l'Assomption 
de la Vierge leur patronne, - il était un peu plus de minuit. Trois d'entre 
eux se coulèrent pour dormir dans les petites niches noires qui 
ressemblaient à des sépulcres, et les trois autres remontèrent sur le pont 
reprendre le grand travail interrompu de la pêche; c'était Yann, 
Sylvestre, et un de leur pays appelé Guillaume. 
Dehors il faisait jour, éternellement jour. 
Mais c'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien; elle 
traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, 
tout de suite commençait un vide immense qui n'était d'aucune couleur, 
et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane,
impalpable, chimérique. 
L'oeil saisissait à peine ce qui devait être la mer: d'abord cela prenait 
l'aspect d'une sorte de miroir tremblant qui n'aurait aucune image à 
refléter; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeur, 
- et puis, plus rien; cela n'avait ni horizon ni contours. 
La fraîcheur humide de l'air était plus intense, plus pénétrante que du 
vrai froid, et, en respirant, on sentait très fort le goût de sel. Tout était 
calme et il ne pleuvait plus; en haut, des nuages informes et incolores 
semblaient contenir cette lumière latente qui ne s'expliquait pas; on 
voyait clair, en ayant cependant conscience de la nuit, et toutes ces 
pâleurs des choses n'étaient d'aucune nuance pouvant être nommée. 
Ces trois hommes qui se tenaient là vivaient depuis leur enfance sur ces 
mers froides, au milieu de leurs fantasmagories qui sont vagues et 
troubles comme des visions. Tout cet infini changeant, ils avaient 
coutume de le voir jouer autour de leur étroite maison de planches, et 
leurs yeux y étaient habitués autant que ceux des grands oiseaux du 
large. 
Le navire ce balançait lentement sur place; en rendant toujours sa 
même plainte, monotone comme une chanson de Bretagne répétée en 
rêve par un homme endormi. Yann et Sylvestre avaient préparé très vite 
leurs hameçons et leurs lignes, tandis que l'autre ouvrait un baril de sel 
et, aiguisant son grand couteau, s'asseyait derrière eux pour attendre. 
Ce ne fut pas long. A peine avaient-ils jeté leurs lignes dans cette eau 
tranquille et froide, ils le relevèrent avec des poissons lourds, d'un gris 
luisant d'acier. 
Et toujours, et toujours, les morues vives se faisaient prendre; c'était 
rapide et incessant, cette pêche silencieuse. L'autre éventrait, avec son 
grand couteau, aplatissait, salait, comptait; et la saumure qui devait 
faire leur fortune au retour s'empilait derrière eux, toute ruisselante et 
fraîche. 
Les heures passaient monotones, et, dans les grandes régions vides du
dehors, lentement la lumière changeait; elle semblait maintenant plus 
réelle. Ce qui avait été un crépuscule blême, une espèce de soir d'été 
hyperborée, devenait à présent, sans intermède de nuit, quelque chose 
comme une aurore, que tous les miroirs de la mer reflétaient en vagues 
traînées roses... 
--C'est sûr que tu devrais te marier, Yann, dit tout à coup Sylvestre, 
avec beaucoup de sérieux cette fois, en regardant dans l'eau. (Il avait 
l'air de bien en connaître quelqu'une en Bretagne qui s'était laissé 
prendre aux yeux    
    
		
	
	
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