elle-même a sa physionomie tout à fait indépendante du petit rôle 
qu'elle joue dans l'action. Oubliez les événements, sortez du drame; 
tous ces personnages demeureront réels, animés, distincts; ils sont 
vivants par eux-mêmes, leur existence ne s'évanouira point avec leur 
situation. C'est en eux que s'est déployé le pouvoir créateur du poëte, et 
les faits ne sont, pour lui, que le théâtre sur lequel il leur ordonne de 
monter. 
Comme la nouvelle de Giraldi Cinthio, entre les mains de Shakspeare, 
était devenue Othello, de même, entre les mains de Voltaire, Othello est 
devenu Zaïre. Je ne veux point comparer. De tels rapprochements sont 
presque toujours de vains jeux d'esprit qui ne prouvent rien, si ce n'est 
l'opinion personnelle de celui qui juge. Voltaire aussi était un homme 
de génie; la meilleure preuve du génie, c'est l'empire qu'il exerce sur les 
hommes: là où s'est manifestée la puissance de saisir, d'émouvoir, de 
charmer tout un peuple, ce fait seul répond à tout; le génie est là, 
quelques reproches qu'on puisse adresser au système dramatique ou au 
poëte. Mais il est curieux d'observer l'infinie variété des moyens par 
lesquels le génie se déploie, et combien de formes diverses peut 
recevoir de lui le même fond de situations et de sentiments. 
Ce que Shakspeare a emprunté du romancier italien, ce sont les faits; 
sauf le dénoûment, il n'en a répudié, il n'en a inventé aucun. Or les faits 
sont précisément ce que Voltaire n'a pas emprunté à Shakspeare. La 
contexture entière du drame, les lieux, les incidents, les ressorts, tout 
est neuf, tout est de sa création. Ce qui a frappé Voltaire, ce qu'il a fallu 
reproduire, c'est la passion, la jalousie, son aveuglement, sa violence, le 
combat de l'amour et du devoir, et ses tragiques résultats. Toute son 
imagination s'est portée sur le développement de cette situation. La 
fable, inventée librement, n'est dressée que vers ce but; Lusignan, 
Néresian, le rachat des prisonniers, tout a pour dessein de placer Zaïre 
entre son amant et la foi de son père, de motiver l'erreur d'Orosmane, et
d'amener ainsi l'explosion progressive des sentiments que le poëte 
voulait peindre. Il n'a point imprimé à ses personnages un caractère 
individuel, complet, indépendant des circonstances où ils paraissent. Ils 
ne vivent que par la passion et pour elle. Hors de leur amour et de leur 
malheur, Orosmane et Zaïre n'ont rien qui les distingue, qui leur donne 
une physionomie propre et les fît partout reconnaître. Ce ne sont point 
des individus réels, en qui se révèlent, à propos d'un des incidents de 
leur vie, les traits particuliers de leur nature et l'empreinte de toute leur 
existence. Ce sont des êtres en quelque sorte généraux, et par 
conséquent un peu vagues, en qui se personnifient momentanément 
l'amour, la jalousie, le malheur, et qui intéressent, moins pour leur 
propre compte et à cause d'eux-mêmes, que parce qu'ils deviennent 
ainsi, et pour un jour, les représentants de cette portion des sentiments 
et des destinées possibles de la nature humaine. 
De cette manière de concevoir le sujet, Voltaire a tiré des beautés 
admirables. Il en est résulté aussi des lacunes et des défauts graves. Le 
plus grave de tous, c'est cette teinte romanesque qui réduit, pour ainsi 
dire, à l'amour l'homme tout entier, et rétrécit le champ de la poésie en 
même temps qu'elle déroge à la vérité. Je ne citerai qu'un exemple des 
effets de ce système; il suffira pour les faire tous pressentir. 
Le sénat de Venise vient d'assurer à Othello la tranquille possession de 
Desdémona; il est heureux, mais il faut qu'il parte, qu'il s'embarque 
pour Chypre, qu'il s'occupe de l'expédition qui lui est confiée: «Viens, 
dit-il à Desdémona, je n'ai à passer avec toi qu'une heure d'amour, de 
plaisir et de tendres soins. Il faut obéir à la nécessité.» 
Ces deux vers ont frappé Voltaire, il les imite; mais en les imitant, que 
fait-il dire à Orosmane, aussi heureux et confiant? Précisément le 
contraire de ce que dit Othello: 
Je vais donner une heure aux soins de mon empire Et le reste du jour 
sera tout à Zaïre. 
Ainsi voilà Orosmane, ce fier sultan qui, tout à l'heure, parlait de 
conquêtes et de guerre, s'inquiétait du sort des Musulmans et tançait la 
mollesse de ses voisins, le voilà qui n'est plus ni sultan ni guerrier; il
oublie tout, il n'est plus qu'amoureux. A coup sûr Othello n'est pas 
moins passionné qu'Orosmane, et sa passion ne sera ni moins crédule ni 
moins violente; mais il n'abdique pas, en un instant, tous les intérêts, 
toutes les pensées de sa vie passée et future. L'amour possède son coeur 
sans envahir toute son existence. La passion d'Orosmane est celle d'un 
jeune homme qui n'a jamais rien fait, jamais rien eu à faire, qui n'a 
encore connu ni les nécessités ni les travaux du monde    
    
		
	
	
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