Opinions sociales | Page 2

Anatole France
rev��te l'apparence trompeuse de la douceur. Puisque vous voulez que je fasse un conte pour les riches, je leur dirai: ?Vos pauvres sont vos chiens que vous nourrissez pour mordre. Les assist��s font aux poss��dants une meute qui aboie aux prol��taires. Les riches ne donnent qu'�� ceux qui demandent. Les travailleurs ne demandent rien. Et ils ne re?oivent rien.?
--Mais les orphelins, les infirmes, les vieillards?...
--Ils ont le droit de vivre. Pour eux je n'exciterai pas la piti��, j'invoquerai le droit.
--Tout cela, c'est de la th��orie! Revenons �� la r��alit��. Vous me ferez un petit conte �� l'occasion des ��trennes, et vous pourrez y mettre une pointe de socialisme. Le socialisme est assez �� la mode. C'est une ��l��gance. Je ne parle pas, bien entendu, du socialisme de Guesde, ni du socialisme de Jaur��s; mais d'un bon socialisme que les gens du monde opposent avec ��-propos et esprit au collectivisme. Mettez-moi dans votre conte des figures jeunes. Il sera illustr��, et l'on n'aime, dans les images, que les sujets gracieux. Mettez en sc��ne une jeune fille, une charmante jeune fille. Ce n'est pas difficile.
--Non, ce n'est pas difficile.
--Ne pourriez-vous pas introduire aussi dans le conte un petit ramoneur? J'ai une illustration toute faite, une gravure en couleurs, qui repr��sente une jolie jeune fille faisant l'aum?ne �� un petit ramoneur, sur les marches de la Madeleine. Ce serait une occasion de l'employer... Il fait froid, il neige; la jolie demoiselle fait la charit�� au petit ramoneur... Vous voyez cela?...
--Je vois cela.
--Vous broderez sur ce th��me.
--Je broderai. Le petit ramoneur, transport�� de reconnaissance, se jette au cou de la jolie demoiselle qui se trouve ��tre la propre fille de M. le comte de Linotte. Il lui donne un baiser et imprime sur la joue de cette gracieuse enfant un petit O de suie, un joli petit O tout rond et tout noir. Il l'aime. Edm��e (elle se nomme Edm��e) n'est pas insensible �� un sentiment si sinc��re et si ing��nu... Il me semble que l'id��e est assez touchante.
--Oui... vous pourrez en faire quelque chose.
--Vous m'encouragez �� continuer... Rentr��e dans son appartement somptueux du boulevard Malesherbes, Edm��e ��prouve pour la premi��re fois de la r��pugnance �� se d��barbouiller; elle voudrait garder sur la joue l'empreinte des l��vres qui s'y sont pos��es. Cependant le petit ramoneur l'a suivie jusqu'�� sa porte; il reste en extase sous les fen��tres de l'adorable jeune fille... Cela va-t-il?
--Mais, oui...
--Je poursuis. Le lendemain matin, Edm��e, couch��e dans son petit lit blanc, voit le petit ramoneur sortir de la chemin��e de sa chambre. Il se jette ing��nument sur la d��licieuse enfant et la couvre de petits O de suie, tout ronds. J'ai oubli�� de vous dire qu'il est d'une beaut�� merveilleuse. La comtesse de Linotte le surprend dans ce doux travail. Elle crie, elle appelle. Il est si occup�� qu'il ne la voit ni ne l'entend.
--Mon cher Marteau...
--Il est si occup�� qu'il ne la voit ni ne l'entend. Le comte accourt. Il a l'ame d'un gentilhomme. Il prend le petit ramoneur par le fond de la culotte, qui pr��cis��ment se pr��sente �� ses yeux, et le jette par la fen��tre.
--Mon cher Marteau...
--J'abr��ge... Neuf mois apr��s, le petit ramoneur ��pousait la noble jeune fille. Et il n'��tait que temps. Voil�� les suites d'une charit�� bien plac��e.
--Mon cher Marteau, vous vous ��tes assez pay�� ma t��te.
--N'en croyez rien. J'ach��ve. Ayant ��pous�� Mlle de Linotte, le petit ramoneur devint comte du Pape et se ruina aux courses. Il est aujourd'hui fumiste rue de la Ga?t��, �� Montparnasse. Sa femme tient la boutique et vend des salamandres, �� 18 francs, payables en huit mois.
--Mon cher Marteau, ce n'est pas dr?le.
--Prenez garde, mon cher Horteur. Ce que je viens de vous conter, c'est, au fond, la Chute d'un ange, de Lamartine, et l'Eloa, d'Alfred de Vigny. Et, �� tout prendre, cela vaut mieux que vos petites histoires larmoyantes, qui font croire aux gens qu'ils sont tr��s bons alors qu'ils ne sont pas bons du tout, qu'ils font du bien alors qu'ils ne font pas de bien, qu'il leur est facile d'��tre bienfaisants, alors que c'est la chose la plus difficile du monde. Mon conte est moral. De plus il est optimiste et finit bien. Car Edm��e trouva dans la boutique de la rue de la Ga?t�� le bonheur qu'elle aurait cherch�� en vain dans les divertissements et les f��tes, si elle avait ��pous�� un diplomate ou un officier... Mon cher directeur, r��pondez-moi: prenez-vous Edm��e ou la Charit�� bien plac��e pour le Nouveau Si��cle illustr��?
--C'est que vous avez l'air de me le demander s��rieusement?...
--Je vous le demande s��rieusement. Si vous ne voulez pas de mon conte, je le publierai ailleurs.
--O��?
--Dans une feuille bourgeoise.
--Je vous en d��fie bien.
--Vous verrez.

CRAINQUEBILLE
Nous publions ici les chapitres II, III, V, VI, VII et VIII, de l'��dition originale et compl��te publi��e par E.
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