trop en 
souffrir. 
Vers onze heures, la petite fille, quoique faible encore, put se lever et se 
promener un peu autour de la cabane avec ses deux amies. Manon la fit 
causer et s’étonna de son ignorance profonde qu’expliquait cependant 
le genre de vie que menait l‘enfant depuis six années. 
De Dieu, de la famille, de l’existence, la Moucheronne n’avait aucune 
idée; par exemple, elle connaissait à fond et par expérience le froid, la 
faim, les privations et les mauvais traitements, toutes souffrances rares 
heureusement dans un âge aussi tendre. 
Ce qu’elle connaissait bien aussi, et c’étaient là ses seules consolations 
avec la tendresse fidèle de Nounou, c’était la nature avec ses grâces 
rayonnantes, la forêt avec ses enchantements; les nuits d’été avec leurs 
beautés sereines, la neige de l’hiver avec ses tristesses mornes mais 
splendides aussi; puis, les humbles habitants du bois: les insectes dorés, 
les lapereaux peureux, les oiseaux chanteurs, les rossignols aux suaves 
mélodies, les scarabées, les papillons aux ailes bleues, les phalènes du 
soir, les vers-luisants; elle distinguait déjà chaque arbre de la forêt, les 
troncs moussus, les rameaux desséchés ou les branches jeunes et 
pleines de sève; enfin le ruisseau babillard où la lune allait boire et se 
baigner, et où elle, la Moucheronne, emplissait une cruche trop lourde 
pour ses bras débiles, Rose devenant de plus en plus nulle. Et puis, elle 
connaissait le travail, non le travail intelligent qui élève l’âme de 
l’enfant en lui découvrant peu à peu les choses de cette vie et de l’autre, 
qui meuble sa mémoire souple et lui enseigne à discerner le bien du 
mal, le beau du laid, le vrai du faux; mais le dur labeur de chaque jour 
qui essouffle les poumons, rompt les os des épaules et des bras,
meurtrit les petits pieds nus et mouille le front de sueur. 
Elle ne connaissait que celui-ci, et encore l’accomplissait- elle par 
habitude, machinalement, comme ces animaux des cirques auxquels on 
enseigne des tours adroits à force de coups. 
Quelques efforts qu’elle fît, quelque patience qu’elle montrât, quelque 
zèle qu’elle manifestât, jamais on ne l’encourageait par une bonne 
parole, un sourire, un merci. Des coups, des injures, et toujours des 
injures et des coups, cela ne variait pas. Depuis qu’elle se souvenait 
avoir mis sa main de bébé au travail. 
Mais aujourd’hui, pour la première fois, elle trouvait du plaisir à se 
laisser vivre; l’air était si tiède et embaumé, le soleil si gai, les deux 
êtres qui l’entouraient si bons! 
Elle n’avait pas été battue et se demandait avec anxiété si elle ne faisait 
pas un rêve trop beau, comme les rêves de ses courtes nuits, car Dieu 
qui est bon père, lui donnait dans le sommeil ce que la réalité lui 
refusait; elle se demandait si Favier, avec sa grosse voix brutale et son 
poing si lourd, n’allait pas interrompre brusquement ce doux songe. 
Mais non, et la journée s’écoula trop vite au gré de la fillette qui, avec 
sa grâce touchante et naïve, avait conquis le cœur de Manon; Manon 
qui se disait en la voyant aller et venir, svelte et jolie comme une 
statuette de bronze, sous l’ombre fraîche des grands arbres: 
"Cette petite n’est assurément pas une enfant du peuple, mais 
qu’est-elle, et qui sait si, dans quelque coin du monde, sa mère ne la 
pleure pas amèrement?" 
La nuit se passa encore pour la Moucheronne dans un enchantement 
profond; seulement elle obligea sa vieille bienfaitrice à reprendre son lit 
et se fit toute petite pour n’occuper qu’une place étroite de la mince 
couchette. 
Le lendemain, vers midi, comme l’enfant jouait avec Nounou, couchées 
ensemble au soleil sous les yeux de Manon qui triait ses herbes, un pas
pesant retentit sous bois, et la louve se leva soudain en grondant, tandis 
que la petite fille s’enfuyait en poussant un cri de détresse. 
Ce pas était le pas de Favier, et le colosse apparaissait maintenant; son 
visage féroce et couvert de poils d’un roux sale, frémissait d’une colère 
terrible. 
"Ah! ah! cria-t-il en apercevant la fillette qui se réfugiait toute 
tremblante vers la vieille Manon, ah! ah! ne faut-il pas à présent que je 
vienne relancer jusqu’ici cette fainéante? Approche, vaurienne, 
approche, gueuse! Viens ici que je te fasse sentir... 
"— Favier!... ne la frappez pas! vous entendez? s’écria Manon en 
arrêtant le bras menaçant levé sur la fillette. 
"— Arrière! sorcière du diable! fit l’ivrogne exaspéré par cette 
résistance; je veux la Moucheronne; je suis bien libre de la battre, 
j’espère?" 
L’enfant recula vers le mur, pâle et frissonnante. 
"— Favier! reprit Manon d’une voix plus haute, car l’indignation 
doublait ses forces! Favier, écoutez-moi: Cette petite m’est arrivée 
avant-hier dans un état que je l’ai crue prête à mourir; c’est vous, 
malheureux, qui l’aviez arrangée ainsi. La louve me l’a amenée et je    
    
		
	
	
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