fois qu'il peut voler, cours après!... Un 
jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous 
conterait au cabaret l'histoire de Martégas.... Pourquoi se croirait-il plus 
obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui pourrait 
parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut pas l'être 
plus!... Être saoul ne m'empêche pas de voir clair, bien au contraire, et 
ce que je dis est juste, n'est-ce pas, Gueït? n'est-ce pas, Cabasse?... Pas 
un mot de plus, Martégas; ne l'excite pas, toi, Cabrol!
Martégas releva sa tête farouche, sa face velue. L'oeil injecté, le poil 
hérissé, le colosse grogna: 
--Et si je veux parler, moi! tonnerre de tonnerre de bon Dieu! 
Il donnait du front dans son idée fixe avec une obstination aveugle de 
taureau collant. 
Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales 
s'entre-choquèrent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les jupes 
de la fille d'un liquide rougeâtre et douteux. 
Et se tournant tout d'une pièce vers ce Cabrol qui avait parlé: 
--C'est ta faute à toi, ô âne que tu es! gros animal, c'est ta faute, si 
aujourd'hui et toujours je regrette ça en moi-même. La nuit, bien des 
fois, j'y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les poings. 
Le jour, je m'arrête de travailler, des fois, pour y penser, et rien, je te 
dis, rien ne me console. Et quand je cours à cheval, d'autres fois, le 
remords me revient et si rudement m'attrape que, de colère, je pique 
mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer, comme s'il y était 
pour quelque chose.... Ce n'est pas à lui, pourtant, pas à lui la faute, 
pauvre bête! C'est à toi, Cabrol, à toi, je te dis, ta faute à toi, mauvais 
conseil, fainéant, gueusas! Pourquoi t'ai-je écouté! Sainte Vierge! oui, 
pourquoi! Je serais heureux, maintenant.... Nous boirions heureux! 
--N'y pense plus! dit l'autre. 
--Que je n'y pense plus! hurla l'ivrogne. Comme si c'était possible! 
soyez témoins, vous autres, jugez un peu! Écoutez, je vais vous dire. 
Les têtes se rapprochèrent. Les curiosités s'allumèrent dans les yeux. 
Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard, 
rayonnèrent, prêtes à jouir du mal... il y eut un gros silence. 
--Eh bien quoi? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas,--mais tu es 
un niais si tu le dis.... Je suis, pas moins, curieux de le savoir!
Martégas s'essuya le front d'un revers de main. 
--Voilà, dit-il, c'est abominable. Ah! comme j'en ai un, de remords!... 
Nous étions, figurez-vous, à la guerre, voilà sept ans, si je compte bien, 
si Barême n'est pas un âne, on s'était battu depuis le jour levé, contre 
ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n'est-ce pas? 
Vous dire où nous étions, par exemple, ça, je ne le peux pas; c'était par 
là-haut, dans le nord, près de Dijon, nous avions reçu des coups de fusil 
de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le matin. Nous 
étions, Cabrol qui est là et moi, soldats de la même compagnie et nous 
avions tiré ensemble, que je dis, des coups de fusil tout le matin.... A 
présent, tout s'en allait, de tous côtés, à la débandade, va comme tu 
voudras, chacun pour soi; on filait, comprenez, comme une manade 
folle qui s'éparpille de peur, on ne sait pas pourquoi,--parce que le 
bateau à vapeur siffle sur le Rhône... pour rien, on filait, voilà tout, on 
détalait, on se levait de devant. Ce fainéant qui maintenant boit là, bien 
tranquille à mon côté, comme si rien n'était, ce Cabrol que vous voyez 
était avec moi, oui, près de moi, et nous filions, nous ne voulions pas 
nous quitter, mais il traînait la jambe, et moi aussi, fatigués tous deux, 
oh! oui, un peu trop, à moitié crevés de fatigue... et voilà que nous nous 
arrêtons dans un petit bois, où les arbres étaient serrés, serrés comme 
des soldats à l'exercice; nous étions bien cachés là, dans ce fourré, au 
beau milieu d'une plaine, au bord d'une route, où, de temps en temps 
passaient les derniers traînards. Tous avaient défilé ou à peu près, car il 
n'en passait plus guère. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je 
pense, et voilà que nous étions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous 
deux seuls, maîtres de nous, maîtres, vous comprenez, de rester là ou de 
partir, de déserter.... Et nous y pensions. Tout à coup, sur la route qui 
était découverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier de notre 
régiment. Un des soldats et l'officier étaient blessés, vous entendez bien, 
blessés, un des soldats et l'officier. Cinq en tout, et je dis à cette bête 
brute qui est    
    
		
	
	
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