Mémoires de Joseph Fouché, Duc dOtrante, Ministre de la Police Générale | Page 2

Joseph Fouché
pièges, je les en préserverai en
cherchant, hors de la foule de tant d'ingrats, un ami prudent et fidèle:
l'espèce humaine n'est point encore assez dépravée pour que mes
recherches soient vaines. Que dis-je? cet autre moi-même je l'ai trouvé;
c'est à sa fidélité et à sa discrétion que je confie le dépôt de ces
Mémoires; je le laisse seul juge, après ma mort, de l'opportunité de leur
publication. Il sait ce que je pense à cet égard, et il ne les remettra, j'en
suis sûr, qu'à un éditeur honnête homme, choisi hors des coteries de la
capitale, hors des intrigues et des spéculations honteuses. Voilà sans
aucun doute la seule et meilleure garantie qu'ils resteront à l'abri des
interpolations et des suppressions des ennemis de toute vérité et de
toute franchise.
C'est dans le même esprit de sincérité que j'en prépare la seconde partie;
je ne me dissimule pas qu'il s'agit de traiter une période plus délicate et
plus épateuse, à cause des temps, des personnages, et des calamités
qu'elle embrasse. Mais la vérité dite sans passion et sans amertume ne
perd aucun de ses droits.

MÉMOIRES DE JOSEPH FOUCHÉ, DUC D'OTRANTE
L'homme qui, dans des temps de troubles et de révolutions, n'a été
redevable des honneurs et du pouvoir dont il a été investi, de sa haute
fortune enfin, qu'à sa prudence et à sa capacité; qui, d'abord élu
représentant de la nation, a été, au retour de l'ordre, ambassadeur, trois
fois ministre, sénateur, duc et l'un des principaux régulateurs de l'État;
cet homme se ravalerait si pour repousser des écrits calomnieux, il
descendait à l'apologie ou à des réfutations captieuses: il lui faut
d'autres armes.
Eh bien! cet homme, c'est moi. Élevé par la révolution, je ne suis tombé
des grandeurs que par une révolution contraire que j'avais pressentie et

que j'aurais pu conjurer, mais contre laquelle je me trouvai désarmé au
moment de la crise.
La rechute m'a exposé sans défense aux clameurs des méchans et aux
outrages des ingrats; moi qui long-temps revêtu d'un pouvoir occulte et
terrible, ne m'en servis jamais que pour calmer les passions, dissoudre
les partis et prévenir les complots; moi qui m'efforçai sans cesse de
modérer, d'adoucir le pouvoir, de concilier ou de fondre ensemble les
élémens contraires et les intérêts opposés qui divisaient la France.
Nul n'oserait nier que telle a été ma conduite tant que j'exerçai quelque
influence dans l'administration et dans les conseils. Qu'ai-je à opposer,
dans ma terre d'exil, à de forcenés antagonistes, à cette tourbe qui me
déchire après avoir mendié à mes pieds? Leur opposerai-je de froides
déclamations, des phrases académiques et alambiquées? Non, certes. Je
veux les confondre par des faits et des preuves, par l'exposé véridique
de mes travaux, de mes pensées, comme ministre et comme homme
d'état; par le récit fidèle des événemens politiques, des incidens bizarres
au milieu desquels j'ai tenu le gouvernail dans des temps de violence et
de tempête. Voilà le but que je me propose.
Je ne crois pas que la vérité puisse en rien me nuire; et cela serait
encore, que je la dirai, le temps de la produire est venu: je la dirai,
coûte qui coûte, alors que la tombe recélant ma dépouille mortelle, mon
nom sera légué au jugement de l'histoire. Mais il est juste que je puisse
comparaître à son tribunal cet écrit à la main.
Et d'abord qu'on ne me rende personnellement responsable ni de la
révolution, ni de ses écarts, ni même de sa dictature. Je n'étais rien; je
n'avais aucune autorité quand ses premières secousses, bouleversant la
France, firent trembler le sol de l'Europe. Qu'est-ce d'ailleurs que la
révolution? Il est de fait qu'avant 1789 les présages de la destruction
des Empires inquiétaient la monarchie. Les Empires ne sont point
exempts de cette loi commune qui assujettit tout sur la terre aux
changemens et à la décomposition. En fut-il jamais dont la durée
historique ait dépassé un certain nombre de siècles? En fixant à douze
ou treize cents ans l'âge des États, c'est aller à la dernière borne de leur
longévité. Nous en conclurons qu'une monarchie qui avait vu treize

siècles sans avoir reçu aucune atteinte mortelle, ne devait pas être loin
d'une catastrophe. Que sera-ce si, renaissant de ses cendres et
recomposée à neuf, elle a tenu l'Europe sous le joug et dans la terreur
de ses armes? Mais alors si la puissance lui échappe, de nouveau on la
verra languir et périr. Ne recherchons pas quelles seraient ses nouvelles
destinées de transformation. La configuration géographique de la
France lui assigne toujours un rôle dans les siècles à venir. La Gaule
conquise par les maîtres du Monde ne fut assujettie que trois cents ans.
D'autres envahisseurs aujourd'hui forgent dans le nord les fers de
l'Europe. La révolution avait élevé la
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