Mémoires du duc de Saint-Simon | Page 2

Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon
a fait l'introduction.

II
LE SIèCLE.
Il y a des grandeurs dans le XVIIe siècle: des établissements, des victoires, des écrivains de génie, des capitaines accomplis, un roi, homme supérieur, qui sut travailler, vouloir, lutter et mourir. Mais les grandeurs sont égalées par les misères. Ce sont les misères que Saint-Simon révèle au public.
Avant de l'ouvrir, nous étions au parterre, à distance, placés comme il fallait pour admirer et admirer toujours. Sur le devant du théatre, Bossuet, Boileau, Racine, tout le choeur des grands écrivains jouaient la pièce officielle et majestueuse. L'illusion était parfaite; nous apercevions un monde sublime et pur. Dans les galeries de Versailles, près des ifs taillés, sous des charmilles géométriques, nous regardions passer le roi, serein et régulier comme le soleil son emblème. En lui, chez lui, autour de lui, tout était noble. Les choses basses et excessives avaient disparu de la vie humaine. Les passions s'étaient contenues sous la discipline du devoir. Jusque dans les moments extrêmes, la nature désespérée subissait l'empire de la raison et des convenances. Quand le roi, quand Monsieur serraient Madame mourante de si tendres et de si vains embrassements, nul cri aigu, nul sanglot rauque ne venait rompre la belle harmonie de cette douleur suprême; les yeux un peu rougis, avec des plaintes modérées et des gestes décents, ils pleuraient, pendant que les courtisans, ?autour d'eux rangés,? imitaient par leurs attitudes choisies les meilleures peintures de Lebrun. Quand on expirait, c'était sur une phrase limée, en style d'académie; si l'on était grand homme, on appelait ses proches et on leur disait:
Dans cet embrassement dont la douceur me flatte, Venez et recevez l'ame de Mithridate.
Si l'on était coupable, on mettait la main sur ses yeux avec indignation, et l'on s'écriait:
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté, Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.
Dans les conversations, quelle dignité et quelle politesse! Il nous semblait voir les grands portraits de Versailles descendre de leurs cadres, avec l'air de génie qu'ils ont re?u du génie des peintres. Ils s'abordaient avec un demi-sourire, empressés et pourtant graves, également habiles à se respecter et à louer autrui. Ces seigneurs en perruques majestueuses, ces princesses aux coiffures étagées, aux robes tra?nantes, ces magistrats, ces prélats agrandis par les magnifiques plis de leurs robes violettes, ne s'entretenaient que des plus beaux sujets qui puissent intéresser l'homme; et si parfois des hauteurs de la religion, de la politique, de la philosophie, de la littérature, ils daignaient s'abaisser au badinage, c'était avec la condescendance et la mesure de princes nés académiciens. Nous avions honte de penser à eux; nous nous trouvions bourgeois, grossiers, polissons, fils de M. Dimanche, de Jacques Bonhomme et de Voltaire; nous nous sentions devant eux comme des écoliers pris en faute; nous regardions avec chagrin notre triste habit noir, héritage des procureurs et des saute-ruisseaux antiques; nous jetions les yeux au bout de nos manches, avec inquiétude, craignant d'y voir des mains sales. Un duc et pair arrive, nous tire du parterre, nous mène dans les coulisses, nous montre les gens débarrassés du fard que les peintres et les poètes ont à l'envi plaqué sur leurs joues. Eh! bon Dieu! quel spectacle! Tout est habit dans ce monde. Otez la perruque, la rhingrave, les canons, les rubans, les manchettes; reste Pierre ou Paul, le même hier qu'aujourd'hui.
Allons, s'il vous pla?t, chez Pierre et chez Paul: ne craignez pas de vous compromettre. Le duc de Saint-Simon nous conduit; d'abord chez M. le Prince, fils du grand Condé, en qui le grand Condé, comme dit Bossuet, ?avait mis toutes ses complaisances.? Voici un intérieur de ménage: ?Madame la Princesse était sa continuelle victime. Elle était également laide, vertueuse et sotte; elle était un peu bossue, et avec cela un gousset fin qui la faisait suivre à la piste, même de loin. Toutes ces choses n'empêchèrent pas M. le Prince d'en être jaloux jusqu'à la fureur et jusqu'à sa mort. La piété, l'attention infatigable de madame la Princesse, sa douceur, sa soumission de novice ne purent la garantir ni des injures fréquentes, ni des coups pied et de poing, qui n'étaient pas rares.? Il avait couru après l'alliance des batards, et, pendant que sa fille était chez le roi, faisait antichambre à la porte. Nous ne savions pas qu'un prince e?t l'ame et les moeurs d'un laquais.
Celui-là est le seul sans doute. Courons chez les princesses. Ces charmantes fleurs de politesse et de décence nous feront oublier ce charretier en habit brodé.--?Monseigneur, en entrant chez lui, trouva madame la duchesse de Chartres et madame la duchesse qui fumaient avec des pipes qu'elles avaient envoyé chercher au corps de garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites, si cette odeur gagnait, leur fit quitter cet exercice. Mais la fumée les avait trahies.? C'était une gaieté, n'est-ce pas, un enfantillage?--Non pas,
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