à Aubervilliers, il épousa la soeur de 
Mareuil, devenu son associé. 
L'union de ces trois êtres était exemplaire. Ils ne vivaient que pour le 
travail. Vernier distillait, transvasait, soutirait, emballait. Mareuil
courait la France et l'Étranger pour placer le Prunelet. Et Félicité tenait 
la caisse, qui s'emplissait à mesure que les hangars de la fabrique 
d'Aubervilliers se vidaient de leurs piles de caisses, répandant 
l'abrutissement, la folie et la mort aux quatre coins du monde. Jamais 
gens plus honnêtement laborieux, plus scrupuleusement consciencieux, 
ne concoururent à une oeuvre aussi malsaine. On leur eût donné le prix 
Montyon, pour l'application et la probité avec lesquelles ils dirigeaient 
leur commerce. Si on eut mesuré les ravages causés par ce qu'ils 
fabriquaient, on les eût condamnés au bagne. C'étaient de vertueux 
assassins. Ils faisaient tout doucement fortune en empoisonnant 
l'humanité. 
Vernier, en quête de progrès, ne s'en tenait pas à la fabrication du 
Prunelet. Il avait lancé son Royal-Vernier-Carte jaune, et préparait une 
«Arbouse des Alpes» dont il espérait merveilles. La fabrique 
d'Aubervilliers s'agrandissait, et les travées succédaient aux travées, 
multipliant les bouilleurs, les cuiseurs, les alambics. C'était, dans 
l'intérieur des bâtiments, une succession de tuyaux de cuivre distillant 
les poisons divers qui se déversaient dans des cuves, puis passaient aux 
ateliers de saturation, où les divers arômes qui constituaient les secrets 
de la fabrication leur étaient incorporés. 
Un laboratoire de chimie était annexé à l'établissement. Là, dans un 
cabinet sévère, Vernier recevait avec une magistrale sérénité les 
représentants de l'administration chargés de contrôler les entrées et les 
sorties d'alcool. Tout se faisait au grand jour chez lui. Il se savait si bien 
libre de tout mettre dans ses bouteilles, à la condition de ne pas frauder 
le fisc! Et n'avait-il pas pour complice l'État, qui se trouvait être son 
meilleur client? Plus il vendait de liqueurs, plus l'État percevait de 
droits. Alors la France entière pouvait bien tomber en état d'épilepsie. 
Qu'importait? Puisque les intérêts de l'État étaient sauvegardés! 
Cependant, une ombre vint obscurcir la sérénité splendide avec laquelle 
Vernier travaillait à faire sa fortune en abâtardissant la race française. Il 
y avait, attaché au laboratoire, un dégustateur chargé de rendre compte 
de l'égalité du dosage des produits. Chaque cuvée était goûtée par lui, 
afin que jamais les liqueurs ne pussent présenter dans leur composition
la moindre différence. Le dégustateur logeait dans un petit pavillon 
voisin de l'administration, et, toute la journée; il sirotait les échantillons 
prélevés pour lui à la fabrique. Il ne les avalait jamais. Il les crachait, 
afin, disait-il en riant, de n'être pas pochard, tous les matins, avant dix 
heures. 
Au bout de deux ans, cet homme, très solide en apparence, mourut. Il 
fut remplacé par un autre employé, qui ne dura que six mois. Le 
troisième fit un an et devint phtisique. C'était un garçon de vingt-deux 
ans qui soutenait sa mère. Il se mit à tousser, à pâlir. Sa mère, affolée, 
vint trouver Vernier et le pria de changer son fils de service. Le bon 
Vernier y consentit. Mais le malade était déjà trop gravement atteint. Il 
mourut, comme son prédécesseur. Alors la mère, dans une crise de 
désespoir, vint, après l'enterrement, faire une scène horrible à Vernier, 
l'accusant de la mort de son enfant. Elle criait à travers ses larmes, 
ameutant le personnel de l'usine: 
--Ce sont les infamies que vous lui avez fait boire qui l'ont tué! Il me le 
disait: «C'est comme du plomb fondu qui me coule dans la bouche, à la 
dixième dégustation!» Sa poitrine n'y a pas résisté.... Il est mort pour 
que vous entassiez des centaines de mille francs. Mais ça ne vous 
portera pas bonheur! 
Vainement Mareuil, qui était présent, essaya de raisonner cette pauvre 
femme; il lui glissa doucement des billets de banque dans la main. Elle 
les rejeta avec indignation. 
--Est-ce avec de l'argent que vous espérez me payer mon fils? Le tort 
que vous m'avez fait est impossible à évaluer. C'est mon coeur que 
vous m'avez pris! 
Et comme Mme Vernier, enceinte, paraissait à son tour pour tâcher de 
calmer la douleur de cette mère farouche, celle-ci reprit avec 
véhémence: 
--Vous serez punis dans votre enfant! Oui, si le ciel est juste, vous 
aurez un fils qui vous fera expier tout le mal que vous avez fait aux 
familles!
Mme Vernier rentra consternée chez elle. Les imprécations de cette 
femme en deuil l'avaient saisie. Elle se sentit frappée d'un 
pressentiment. Elle se renferma dans un sombre mutisme. Vernier ne 
savait que lui dire pour dissiper l'impression déplorable produite par 
cette scène. Il s'en ouvrit au docteur Augagne, qui, déjà très en vue 
comme gynécologue, avait été appelé auprès de Mme Vernier pour lui 
donner des soins. Le jeune agrégé l'écouta, pensif. Puis, avec une 
grande fermeté de langage: 
--Il est incontestable que l'industrie que vous avez entreprise et    
    
		
	
	
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