on avait vu s'élever dans le bûcher
une pile de bois propre à braver les neiges de décembre et les pluies de
janvier.
On sait qu'à Paris un changement de domicile met dans les relations des
barrières plus infranchissables que n'en mettait jadis entre les Capulet et
les Montaigu la haine héréditaire de deux familles: en partant pour la
campagne, Georges était donc parti pour l'exil. Deux ou trois de ses
amis se souvenaient seuls qu'il habitait Maisons. Il vivait avec Tambour
et causait avec ses livres. Ses habitudes étaient les plus régulières du
monde; il ne savait jamais la veille ce qu'il ferait le lendemain. Il se
couchait tard ou tôt, selon le temps, un jour avec le soleil, et le jour
d'après avec la lune. S'il partait avec l'intention de lire dans quelque
coin du bois, on le surprenait ramant sur la Seine avec l'ardeur inquiète
d'un contrebandier. Il déjeunait tantôt chez lui, tantôt à l'auberge, ce qui,
pour le dire en passant, faisait le désespoir de Pétronille, obligée de
l'attendre auprès d'une côtelette qui noircissait sur le gril. Personne
n'était plus actif ou plus paresseux: il battait la campagne comme un
chasseur, ou restait étendu dans l'herbe comme un lazzarone; mais
presque toujours Tambour était de la partie. Il faut dire cependant que
Tambour, sauf les jours de chasse, avait des moeurs un peu bien
vagabondes; il ne demeurait au logis que les jours de pluie et n'y
rentrait qu'au moment des repas; il employait le reste du temps à courir
de tous côtés, poussant toutes les portes et s'occupant des affaires
d'autrui avec une indiscrétion qui ne redoutait ni les remontrances ni les
rebuffades. Aussitôt qu'on voyait apparaître quelque part un museau
couleur orange, on s'écriait: «Voilà Tambour!» Il donnait un coup d'oeil
par-ci, un coup de dent par-là, jouait avec les enfants, effrayait les
poules, câlinait la cuisinière et disparaissait.
On était alors, on le sait, vers la fin du mois de novembre; la campagne
avait ces teintes pâles et voilées qui plaisent quelquefois plus que les
couleurs vives et l'éclat joyeux de l'été. Il n'y avait presque plus de
feuilles aux arbres, si ce n'est aux chênes tout couronnés de rameaux
que les premiers froids avaient enduits de rouille. Le soleil se montrait
à peine. A toute minute, de grands vols de corbeaux traversaient le ciel
gris et remplissaient l'espace de leurs cris sinistres. Georges ne
rencontrait plus dans ses promenades que le piéton chargé de distribuer
les lettres, et les pêcheurs avec lesquels il avait fait connaissance; mais
cette solitude et l'âpreté de la saison les lui rendaient plus chères, et
jamais peut-être il ne les avait faites ni si longues ni si fréquentes.
Un matin donc, Georges était sorti d'assez bonne heure; il portait son
fusil et traversa la prairie dans la direction de la Seine. La chasse est
prohibée en tout temps dans le parc et les dépendances de Maisons;
mais les chasseurs s'amusent quelquefois pendant l'hiver à tirer les
oiseaux de passage qui s'abattent parmi les joncs du rivage, ou qu'on
surprend dans les criques formées par le lit du fleuve. Telle n'était pas
l'intention de Georges ce jour-là; il avait un fusil, parce que ce fusil
s'était trouvé sous sa main au moment de quitter la Maison-Blanche.
Tambour avait regardé son maître, et, comprenant au mouvement de
ses yeux qu'on n'avait nul besoin de lui, il était parti, la queue en l'air, à
la recherche d'un certain taureau noir auquel il avait déclaré la guerre.
Le taureau, qui était jeune et de bonne mine, avait accepté le défi, et, en
preux chevalier, il mettait autant d'empressement à courir au-devant de
Tambour que Tambour en mettait à courir au-devant de ses cornes. Le
taureau, ayant levé son mufle, avait flairé le chien et était parti au galop;
les deux adversaires se rencontrèrent à mi-chemin, et le combat
s'engagea sur-le-champ dans la prairie.
Georges laissa l'épagneul aux prises avec le taureau, et atteignit bientôt
les bords de la Seine. Deux corbeaux qui creusaient l'herbe à coups de
bec, cherchant leur pâture, partirent à sa vue; Georges les mit en joue et
fit feu. Les deux corbeaux battirent de l'aile et s'enfoncèrent dans le ciel.
«Diables d'oiseaux! il est écrit que je les manquerai toujours!» dit
Georges en frappant du pied.
Une bande de corbeaux s'éleva du bord de la rivière au bruit de cette
double détonation, et se mit à voleter de tous côtés. Les uns passaient
au-dessus de la tête de Georges allant et venant, d'autres fuyaient à
tire-d'aile du côté de la forêt; quelques-uns, les plus hardis ou les plus
jeunes, s'abattaient dans la prairie et couraient ça et là. M. de Francalin
rechargea son fusil et se mit à leur poursuite; mais les oiseaux vigilants
s'éloignaient bientôt, et, quelle que

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