nouveau cabinet s'installa, en pleine possession de ma liberté. Mais le 
public, dans les Chambres et hors des Chambres, n'était point alors au 
courant de ces relations intimes entre le précédent cabinet et moi, ni de 
leurs vicissitudes, et tant qu'elles n'avaient pas été mises au grand jour, 
on pouvait s'étonner de me voir succéder, avec une politique différente, 
au ministère que j'avais servi. Il y avait là des apparences qu'un exposé 
public des faits et des situations devait infailliblement, mais pouvait 
seul dissiper. 
[Note 1: Tome V, p. 17-25, 365-409.] 
Une autre circonstance, plus intime encore, m'affectait tristement. Je 
prévoyais que mon acceptation du pouvoir et la politique que j'y venais 
pratiquer me feraient perdre des amis qui m'étaient chers. Il faut avoir 
vécu au milieu des passions et des luttes d'un gouvernement libre pour 
connaître le prix et le charme des amitiés politiques. Dans cette ardente 
arène où les hommes mettent en jeu et aux prises, sous les yeux du 
monde, leur amour-propre et leur renommée aussi bien que leur fortune, 
la vie est sévère et dure; le combat est sans ménagement ni repos; les 
succès sont incessamment contestés et précaires, les échecs éclatants et 
amers. Nulle part l'union des esprits et la constance des relations 
personnelles ne sont plus nécessaires; nulle part on ne sent plus le 
besoin d'être soutenu par des amis chauds et fidèles, et d'avoir la 
confiance qu'une large mesure de sympathie vraie se mêle aux âpretés 
et aux chances de cette guerre impitoyable. Et quand on a possédé ces 
biens, quand on a longtemps marché avec de généreux compagnons,
c'est une grande tristesse de les voir s'éloigner et entrer dans des voies 
où la séparation s'aggravera de jour en jour. J'eus, en 1840, cette 
tristesse à subir: le groupe d'amis politiques au milieu duquel j'avais 
vécu jusque-là se divisa profondément: MM. Duchâtel, Dumon, 
Villemain, Vitet, Hébert, Jouffroy, Renouard, restèrent sous le même 
drapeau que moi; MM. de Rémusat et Jaubert, qui avaient tous deux 
siégé dans le cabinet de M. Thiers, MM. Piscatory et Duvergier de 
Hauranne, qui l'avaient approuvé et soutenu jusqu'au bout, entrèrent, 
par des impulsions très-diverses et à des profondeurs très-inégales, dans 
les rangs de l'opposition qui m'attendait. 
Bossuet en dit trop lorsqu'il signale et foudroie avec un pieux dédain 
«les volontés changeantes et les paroles trompeuses des politiques, les 
amusements des promesses, l'illusion des amitiés de la terre qui s'en 
vont avec les années et les intérêts, et la profonde obscurité du coeur de 
l'homme qui ne sait jamais ce qu'il voudra, qui souvent ne sait pas bien 
ce qu'il veut, et qui n'est pas moins caché ni moins trompeur à 
lui-même qu'aux autres.» Ce peintre sublime des faiblesses humaines et 
des mécomptes de la vie a trop de rigueur; tout n'est pas fluctuation 
dans les volontés des politiques, ni tromperie dans leurs paroles, ni 
amusement dans leurs promesses, ni illusion dans leurs amitiés. Il y a, 
dans les esprits et les coeurs voués à la vie publique, plus de sérieux, de 
sincérité et de constance que ne le disent les moralistes, et pas plus là 
que dans la vie privée, les amitiés ne s'en vont toutes ni tout entières 
avec les années et les intérêts. Dans l'ardeur des luttes politiques, nous 
demandons aux hommes plus que nous n'en pouvons et devons attendre; 
parce que nous avons besoin et soif de sympathie forte, d'affection 
efficace, d'union permanente, nous nous étonnons, nous nous irritons 
quand elles viennent à défaillir. C'est manquer de liberté d'esprit et 
d'équité, car c'est oublier l'inévitable diversité des idées et des situations 
à mesure que les événements se développent et changent, l'incurable 
insuffisance des réalités pour satisfaire à nos désirs, et tout ce qu'il y a 
d'incomplet, d'imparfait et de mobile dans nos meilleures et plus 
sincères relations. Ces misères de notre nature ne sont ni plus 
communes, ni plus puissantes entre les politiques qu'entre les autres 
hommes; et quand elles éclatent, les déchirements qu'elles entraînent 
n'abolissent pas les mérites qui avaient fondé entre eux les sympathies
et ne doivent pas les leur faire oublier. 
Je ressentis vivement la tristesse des séparations que je rappelle; mais 
la tristesse fut bientôt refoulée et surmontée par l'importance et 
l'urgence de la cause et du rôle que j'avais à soutenir. C'est l'attrait et le 
péril de la vie publique que les intérêts qui s'y agitent sont si grands et 
si pressants que tout s'abaisse et s'efface devant leur empire: la paix ou 
la guerre à décider, des lois à donner aux nations, leur prospérité ou 
leur gloire à assurer ou à compromettre, ces nobles travaux absorbent 
toute l'âme, et portent si haut la pensée que tout ce qui se passe 
au-dessous lui semble insignifiant ou lui devient indifférent auprès de 
l'oeuvre supérieure qu'elle poursuit. Je n'hésite pas à dire que cette    
    
		
	
	
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